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Va t-on enfin reconnaître le travail des freelances du jeu vidéo ?

Par Lenaic Leroy

L’industrie du jeu vidéo, le streaming mais aussi l’esport dépendent beaucoup de l’action de travailleurs indépendants plus communément appelés freelances. Ils sont essentiels· au développement du secteur, car celui-ci est encore très fragile.

Le vendredi 3 juin dernier, l’Élysée recevait l’esport français lors d’une réception en son honneur. Les acteurs du secteur se sont succédés sur scène pour évoquer le talent, le rayonnement et la grandeur de l’esport. Très peu, trop peu de mots, ont été consacrés à la précarité du milieu. Au milieu de ce marasme, Prime a pourtant adressé un discours à contre-courant : « Il faut que monsieur le Président, vous nous aidiez… que l’esport ce soit encadré, que l’on puisse faire des contrats pour les joueurs… ». Ces propos ont également été suivis par Glutonny : « Ils étaient déjà professionnels (aux USA), nous on jouait encore dans des caves ».

Ce n’est pas un hasard que ces dissonances émanent de joueurs comme Glutonny, issu d’une scène compétitive précaire, ou de Prime et Kameto qui viennent avant tout du streaming. Une fois la face immergée de l’iceberg franchie, on découvre un grand nombre d’acteurs qui structurent le secteur, souvent bénévolement, mais aussi en tant que freelances. 

C’est particulièrement le cas dans l’esport et le streaming. Et pour cause : la jeunesse de ce secteur et le manque flagrant de moyens à tous les niveaux sont la règle. Plus éloignés de ces réalités, les acteurs présents étaient davantage issus de structures institutionnelles : éditeurs, producteurs, syndicats, tout un écosystème qui avait des intérêts politiques et financiers lors de cette rencontre.

Derrière le succès de l’industrie vidéoludique, quelle place les travailleurs·euses occupent-ils·elles ? Peut-on faire un portrait du quotidien des travailleurs·euses freelances alors que pour beaucoup, il est impossible de prédire leur lendemain ?

J’ai voulu m’intéresser à cette précarité qui subsiste encore aujourd’hui dans le secteur. Il me fallait rencontrer des travailleurs freelances capables de me raconter leur réalité du terrain, au-delà de l’imaginaire rêvé. J’ai choisi de mobiliser des témoignages, mais aussi l’observation d’acteurs du secteur qui s’activent depuis plusieurs années maintenant. Je remercie plus particulièrement Konala et Pemf qui ont accepté de me partager leurs choix pour appréhender le statut de freelance. L’occasion pour moi d’apporter un regard critique sur un système où l’on peut fièrement brandir des trophées tout en se tenant au sommet d’un château de cartes. 

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Freelance un statut des individus

Être freelance, ce n’est pas un choix anodin. Il s’agit d’un statut qui offre un certain nombre de possibilités, une liberté d’action tout en accroissant la charge de travail individuel. Gestion administrative, création de réseaux, prospection de clients, réalisation des contrats, le freelance est un homme-orchestre.

Chez les freelances, on retrouve tous les métiers possibles, qu’ils soient en marge ou au cœur de l’industrie. Cela comprend des développeurs, des communiquant, des agents, des monteurs vidéos ou encore des rédacteurs. Tous se sont lancés un jour ou l’autre grâce à ce statut d’indépendant. 

Un statut qui fait miroiter la promesse d’être son propre patron, moyennant un certain nombre de contraintes juridiques. Un pied dans la porte pour un secteur où le salariat n’est pas encore la norme. Non pas qu’il soit recherché à tout prix, mais des trajectoires nous montrent l’attachement des individus et leur intérêt pour l’indépendance. 

C’est le cas de Chloé Ramdani, photographe sollicitée aussi bien par des clubs esportifs, des organisateurs d’événements, mais aussi par des streameurs·euses. Présente un peu partout, elle n’a pas vocation à être rattachée à une seule entité. En tout état de cause : qui aujourd’hui, a besoin d’un photographe à plein temps ? 

Timo Verdeil que vous avons eu l’occasion d’interviewer a été pendant un temps en collaboration avec Paul Arrivé de l’Équipe. Malgré le poids du média sportif, le photographe a participé à la création de contenu en tant que prestataire lors d’événements spécifiques. 

Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Je pense à de nombreux graphistes qui sont à leur compte et proposent des productions ponctuelles. Ils sont en contact avec des clubs associatifs ou des streamers qui recherchent une direction artistique. 

Je cherchais de la matière et j’ai demandé à Jean si je pouvais prendre ses clips pour m’entraîner. Il voulait voir le résultat et a décidé de m’embaucher en voyant le premier best of. Je me suis lancé dans l’entrepreneuriat et le montage grâce à Jean. – Pemf

On retrouve de nombreux autres métiers où la contrainte du statut de freelance est bien plus forte. Dans la rédaction web et le journalisme, la proportion de freelance est conséquente. Même à la sortie des grandes écoles de journalisme, il est vivement recommandé de s’afficher comme indépendant pour espérer obtenir une proposition auprès d’un média. Pour les autodidactes et autres acteurs venus du web, le parcours se fait par des rencontres ou par des plateformes comme Fiverr pour obtenir des clients. 

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Sans surprise, l’industrie du jeu vidéo s’aligne sur ces critères. Des sites comme jeuxvideo.com, pourtant un des principaux médias français en activité, recourt massivement à des prestations d’indépendants pour couvrir l’actualité. Un constat qui va plus loin encore lorsqu’il s’agit d’esport où le bénévolat est monnaie courante dans les rédactions comme *aAa*. Un constat que nous avons fait au lancement d’Esport Insights et qui méritait déjà d’être questionné en 2018.

Durant la ZLAN, des prestataires comme ZQSD réalisent la production et des freelances comme Chloé Ramdani sont engagés pour couvrir l'événement.

Durant la ZLAN, des prestataires comme ZQSD réalisent la production et des freelances comme Chloé Ramdani sont engagés pour couvrir l’événement.

Enfin, l’indépendance de ces travailleurs·euses est aussi un moyen de répondre à la précarité du secteur. Certains acteurs ne peuvent tout simplement pas payer les prestations proposées par des agences ou des entreprises spécialisées. La prestation d’un freelance est une opportunité de mobiliser des moyens plus modestes, correspondant à la réalité d’un budget et d’un besoin.

Un premier exemple avec le cas de Konala qui s’occupe du marketing et de la communication pour des éditeurs et des studios de jeux indépendants. Un travail qu’elle réalise avec attention du détail, marqué par son investissement sur les projets qu’elle choisit de suivre. Une touche originale qui ne se retrouve pas dans une agence, une personnalisation de la prestation qui se forge au travers des échanges directs. 

Le modèle est vendu comme une image de patron indépendant, mais face à une obligation du quotidien, il va falloir se plier à un cadre. – Pemf

Dans un autre cas, je pense aux monteurs·euses de vidéo pour les créateurs·trices de contenu. J’évoquais le sujet avec Adham Hassan, fondateur d’OKA Media dans une récente interview. L’entreprise connecte les freelances et des créateurs·trices, mais de nombreux monteurs·euses font le choix de rester indépendants. Pemf, actuel monteur vidéo pour Jean Massiet s’investit auprès du streamers et ne s’arrête pas à une prestation purement technique. Il apporte son conseil, accompagne le créateur et lui propose des contenus innovants afin de développer son identité transmedia. 

D’une manière ou d’une autre, chacun se réapproprie la proposition d’origine tournée vers l’indépendance. Souvent bon gré mal gré, il en ressort une quantité de travail importante pour un secteur qui compte beaucoup sur l’option des freelances. Sans eux, difficile d’imaginer que la professionnalisation de cette industrie aurait atteint ce niveau de développement en aussi peu de temps. 

La brutalité du quotidien de freelance

De nombreux facteurs définissent la nature des échanges et des rapports de travail, dépassant la seule réalité du statut de freelance. Ce qui saute aux yeux, c’est le manque de moyens et un amateurisme encore très présent dans les entreprises.

Le premier aspect est très concret. Il n’y a pas d’argent pour payer à leur juste valeur les travailleurs·euses. Qu’il s’agisse d’indépendant ou de société, le budget pour rémunérer les prestataires est toujours proche du salaire minimum. En revanche, ces tarifs ne présagent en rien de la quantité ou de la qualité du travail effectué. Les compétences ont tendance à être sous-évaluées, avec plus ou moins de méconnaissance et de mauvaise foi. Quoi qu’il en soit, il en résulte un rapport de force qui penche souvent en la défaveur des freelances.

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D’eux-mêmes les freelances se dirigent vers une grille tarifaire adaptée aux possibilités économiques de leurs clients. Ils doivent attendre que tout le secteur se développe pour qu’une juste rémunération soit possible. Cela prend du temps, parfois des années et il y a très peu de garantie. 

Dans son organisation, l’industrie vidéoludique demande des charges de travail et des volumes horaires conséquents. Beaucoup de choses se passent lors d’événements, nécessitant des déplacements, des frais qui reviennent aux freelances de couvrir. À l’issue de son expérience de freelance, rien n’assure la pérennité du travail accompli, la couverture sociale ou bien la reconnaissance de son travail par ses pairs. Être son propre patron a bien des limites. 

Je travaille seule, mais je suis disponible pour des structures plus petites qui ne peuvent pas envisager les agences. C’est l’occasion pour elle d’obtenir une plus value en ayant une interlocutrice qui s’investit dans le projet, car si je ne me reconnaît pas dedans, je le renvoie vers des collègues qui s’y retrouvent plus.  – Konala

Le deuxième élément que je veux mettre en lumière, c’est la relation avec le secteur. Celui-ci est très restreint. Quelques clubs sortent du lot, une poignée d’influenceurs font la pluie et le beau temps, et du côté des studios, on retrouve toujours les mastodontes aux postes clés du secteur. Il faut savoir composer avec tout ce petit monde, connaître les codes et surtout, se faire sa place pour attirer les opportunités. 

Une opportunité, un mot qui revient à la bouche de nombreux acteurs et qui se concrétise par des prestations sous payées et des demandes d’exclusivité. On en viendrait presque à rayer de l’équation les contraintes du salarié. C’est ce qui nourrit l’idylle de l’industrie avec les travailleurs·euses indépendants·es depuis maintenant des années. Une main d’œuvre à coût minimum sans les cotisations patronales (les fameuses « charges »), le luxe. 

On parle beaucoup de la professionnalisation du secteur, grâce à la montée en compétence de celles et ceux qui y travaillent désormais. Quand aura lieu la professionnalisation des structures qui refusent de faire suivre leur conditions de travail et la reconnaissance des acquis de leurs personnels ou prestataires ? 

Dans son ensemble, le secteur avance tête baissée. Il n’y a pas le temps de revenir sur des détails, de faire des choix politiques, car le secteur doit se structurer. C’est du moins ce que l’on nous renvoie assez largement au visage, lorsque des entités décident de s’associer dans des partenariats douteux, bons pour les affaires, moins pour le public. Une problématique encore récemment mise en lumière par Aurélien Defer dans les colonnes du Monde.

La précarité au cœur des vies

On en revient toujours à une question d’argent. C’est à croire que c’est une obsession. Et pourtant. Il faut revenir un instant sur le fonctionnement du secteur et certains éléments qui expliquent cette précarité. 

Tout d’abord, le mode de financement de la plupart des structures. Que ce soit les clubs ou les starts-up, le système des levées de fonds atteint très rapidement ses limites. Les structures ne parviennent pas à compenser leurs frais de fonctionnement et ne peuvent pas prétendre à salarier tous leurs prestataires pour continuer d’exister. 

Copain du Web est un créateur de contenu mais aussi un freelance qui réalise du montage pour d'autres vidéastes, ici Manon Brill.

Copain du Web est un créateur de contenu mais aussi un freelance qui réalise du montage et des effets spéciaux pour d’autres vidéastes, ici Manon Brill. Source : Copain du Web

Il n’est d’ailleurs pas question d’essayer de salarier tout ce beau monde, puisque l’entrepreneuriat est la seule issue permettant de s’émanciper et d’évoluer dans ce secteur si compétitif. Un discours qui ne passe pas toujours auprès des freelances qui souffrent du manque de sécurité d’emploi.

Aujourd’hui il n’y a pas de boîte, c’est juste moi qui contacte des sociétés de jeux vidéo. Je me projette dans 10 ou 15 ans, je dépense de l’énergie, je construis quelque chose mais le jour où j’arrête, cela ne vaut rien. En créant ma boîte, peut être qu’en partant je pourrais valoriser ce que j’ai réalisé. – Konala

Des prestations précaires, irrégulières, des mois à vide, les raisons sont nombreuses pour mettre à bas les prestataires freelance. S’ajoutent les questions de santé. Sans couverture d’entreprise, des frais conséquents pour une absence totale de congés maladie, il est impossible de s’absenter sans considérer une perte sèche pour les freelances. Dans le même ton,  Konala mentionnait durant notre échange que le congé maternité était plus court, avec une indemnité dérisoire. De quoi rappeler que l’égalité homme-femme n’est toujours pas d’actualité, même lorsque l’on est son propre patron.

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L’environnement associatif, souvent confondu avec celui d’entreprise, l’investissement personnel sans compter, l’espoir de vivre de sa passion, sont des éléments qui ont défini le secteur durant des années. Encore aujourd’hui dans la production de jeu vidéo, les étudiants et futurs salariés sont poussés à bout, car il y a bien assez de candidats qui se battent pour avoir une place.

L’explosion de l’esport en France a permis l’émergence des premiers professionnels, mais aussi la précarisation d’un très grand nombre. Beaucoup d’acteurs profitent du développement de l’esport français à une toute petite échelle, tandis qu’un petit nombre s’installe confortablement au sommet de la masse, permettant de créer l’illusion de grandeur retrouvée le 3 juin dernier à l’Élysée.

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L’histoire du secteur s’est construite sur le manque d’attention accordée à ceux qui forment ces marges. Un besoin frénétique de sans cesse gagner du terrain, en laissant ceux qui ne pouvaient pas suivre le rythme sur le bas-côté. Une conception méritocratique qui trouve beaucoup d’échos, et qui se heurte au besoin de solidarité inhérent au statut de freelance.

L’industrie du jeu vidéo, est un objet économique majeur en France. C’est aussi et avant tout, un espace de divertissement, d’échange, de transmission de valeurs. Comment peut-on prétendre créer un tel objet sans réaliser que les modes de production doivent être en adéquation avec ce que l’on désire promouvoir ?

On peut s’entraider et travailler ensemble, donner des conseils, mais on a une vision encore trop capitaliste du secteur. – Pemf

Le crunch du côté des développeurs, l’invisibilisation des plus petits dans le divertissement et l’abandon des amateurs ne font pas grandir le secteur. Dans les faits, ce fonctionnement ne profite qu’à un petit nombre qui est depuis presque 10 ans sur le devant de la scène. Pour chaque nouveau projet se pose la question de perpétuer un système très inégalitaire, ou de rediscuter, à son niveau, des conditions de travail de chacun.

On ne peut pas refaire l’histoire, mais on peut changer la donne pour demain. Il y a de nombreux sujets qui méritent toute notre attention : l’accessibilité, la reconnaissance du travail des indépendants, la promotion des droits des pratiquants·es, de leur droit de consommateurs·trices et surtout, notre droit à tou·tes en tant que joueurs·euses d’être un acteur du dialogue dans la construction de cet espace qui nous est cher.

Je ne pense pas que l’objectif soit de s’étendre infiniment, sans autre horizon que la performance économique. Je pense même qu’il est nécessaire d’arrêter ce culte de la croissance, d’accepter d’être ce que l’on est et d’en apprécier toute la profondeur. Arrêter de croire que gonfler les capitaux apporte à tout le secteur, alors que cela ne fait qu’alimenter les mêmes depuis des années. L’esport, le streaming et le jeu vidéo occupent une place grandissante dans notre culture, il faut donc veiller à ce que chacun puisse s’emparer des ces moyens d’expression. C’est un modèle qui se repense au quotidien, au sein duquel chaque geste compte pour correspondre au mieux aux valeurs que l’on défend.

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