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Réussite collective, travail gratuit et exploitation sur Twitch

Par Tony Rubio
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Noël est une période merveilleuse. Malgré les visages cachés sous les bonnets et les écharpes, la population oublie pendant quelques jours les problèmes du quotidien. Merci au vin chaud, aux marchés de Noël, All I want for Christmas is you de Mariah Carey en boucle, aux illuminations de la ville (et aux churros).

Noël, c’est aussi cette période si particulière du don de soi, de la solidarité, des preuves d’amour à son prochain.

Dans cet esprit, et pour fêter mon dernier article solo de l’année 2022, j’ai décidé de vous offrir comme cadeau ce petit billet d’humeur qui parle de travail gratuit et d’exploitation sur Twitch. Du fun à l’évidence.

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Historiquement, les premiers streamers de Justin TV – à l’instar des premiers Youtubers – n’avaient pas dans l’idée de monétiser leurs contenus. C’était du domaine de l’impensable à l’époque. Aujourd’hui, c’est probablement toujours le cas pour certain·es streamers, qui utilisent Twitch pour partager leur passion sans en attendre monnaie sonnante et trébuchante.

Malgré tout, la montée en puissance des créateurices de contenus ces dernières années a changé la donne. Le constat est simple : aujourd’hui, on sait qu’il est possible de gagner sa vie en streamant (donc en travaillant).

L’idée d’être rémunéré – parfois grassement – pour streamer a de quoi faire rêver.

Qui aujourd’hui parmi notre génération et celle qui vient aurait envie de se tuer à la tâche dans des boulots avilissants, alors que l’idée de « devenir pro sur Fortnite » ou de devenir un influenceur via Twitch, Tik Tok ou Youtube sont, artificiellement, à portée de mains ?

Il faut dire que les futurs qui s’offrent à nous, objectivement, puent la merde.

Entre la montée des idées réactionnaires et fascistes, le chômage de masse, les salaires de misère, la crise écologique… Il y a de quoi être un chouïa pessimiste.

Alors oui, on peut comprendre comment et pourquoi une partie de la population souhaite tenter l’aventure du streaming plutôt que d’aller s’enterrer dans des missions d’intérim précaires pour un salaire minable. La starification des influenceur·euses et leur lien avec les jeux vidéo fait figure d’idéal. A tel point que les vautours des écoles privées ont proposé très vite des formations pour devenir streamer ou influenceur professionnel (moyennant quelques milliers d’euros par année de formation).

En théorie, la démarche paraît simple : je lance ma chaîne sur Twitch, je fais à peu près ce qu’il me plaît, j’essaie de stream régulièrement et d’intéresser les gens. Normalement, à force de travail et de mérite, les viewers, la reconnaissance, la hype et les contrats juteux devraient suivre.

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En pratique, c’est un peu plus compliqué que ça. Derrière les grands streamers qui ont mis la maman à l’abri depuis des années, la réalité est toute autre.

Combien ont échoué à “devenir quelqu’un” sur Twitch, et à quel prix ? On vous en parlait déjà en 2018 dans nos colonnes, et les choses n’ont pas évolué.

Sur Twitch, il y a très peu d’élu·es, pour beaucoup trop de candidat·es. Si vous n’avez pas été avant-gardiste, chanceux, si vous n’aviez pas les thunes pour acheter du matos, si vous n’aviez pas eu la chance d’être raid par plus gros que vous, que vous n’avez pas constitué un réseau capable de vous porter un minimum, vous vous êtes probablement cassé la gueule en cours de route.

Pourtant vous avez travaillé. Gratuitement. Ça a été aussi le cas pour les gros du milieu, rassurez-vous. Le résultat final n’a juste pas été le même.

C’est de ça que j’avais envie de vous parler aujourd’hui. Comment le modèle économique de Twitch contraint les streamer·euses à travailler gratuitement pour espérer vivre de leur activité. Et comment, par extension, ce travail gratuit se propage aux bénévoles qui gravitent autour des streamers.

Malgré le format billet d’humeur, qui est notre carte blanche chez EIN, je suis parti à la rencontre de Ceilidh, membre de la Commission création de contenus au Syndicat des Travailleur·euses du Jeu Vidéo (STJV), pour discuter de travail gratuit sur Twitch.

Du travail gratuit à foison, et à perte

Si comme moi, vous évoluez dans les milieux du jeu vidéo, de l’esport ou du streaming, on vous a forcément rabâché que les expériences bénévoles, c’est super valorisable ! Sur un CV, dire que vous avez travaillé gratuitement pour x ou y organismes, c’est une preuve de don de soi, et les recruteurs en raffolent.

Moi-même j’ai suivi scrupuleusement ces conseils, et je suis en train d’écrire ces lignes gratuitement (abonnez-vous).

Ce que certains ont théorisé comme le hope labour, comprendre travailler gratuitement dans l’espoir d’être rémunéré par la suite, c’est la base de la création de contenus sur Twitch.

Tout le monde commence en travaillant gratuitement pour la plateforme. Au départ et pendant plusieurs années, c’était tout benef’ pour Twitch. Désormais, vu les dernières annonces, ça a l’air de l’emmerder qu’il y ait autant de random qui lui bouffe de la bande-passante.

Ceilidh y voit une manière pour Twitch d’évincer le plus possible les petits streamers de sa plateforme : « Les changements des conditions d’utilisation et conditions pour toucher les revenus que tu crées sur Twitch sont faits pour étouffer les petit·es créateur·trices et mettre en avant les grand·es créateur·trices. Ils préfèrent avoir 10 000 gros créateurs que 10 millions de petits, alors même que ce sont des petits qui ont créé leur plateforme. »

Du lancement de leur chaîne aux premiers revenus touchés, les streamers vont travailler gratuitement dans l’espoir de devenir le prochain ZeratoR. Du stream en lui-même, en passant par la création de l’overlay, la modération, le choix des contenus et/ou émissions, tout ça constitue du travail gratuit. Le streamer va même engager des frais pour se lancer, que ce soit via son setup de stream ou l’achat de jeux.

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ZeratoR symbolise une certaine idée de la réussite sur Twitch (Best Of ZeratoR 326)

Entre le moment où vous lancez votre premier stream et celui où vous pouvez en (sur)vivre dignement, vous produisez du travail gratuit.

Ironie de l’histoire, la source principale de revenus des créateur·trices de contenus sur Twitch provient de… la solidarité. Eh oui, c’est grâce à l’argent donné par les viewers, que ce soit via les abonnements ou les dons, que les créateur·trices de contenus dégagent de l’argent. C’est une sorte de service public individualiste.

Historiquement, cette solidarité a permis à certain·es élu·es (j’ai hésité à mettre de l’inclusif parce que les mecs sont surreprésentés parmi les riches de la plateforme) de passer d’une précarité de survie à un style de vie plus que correct. La multiplication des opé spé n’y est pas étrangère. Les marques ont très vite vu l’intérêt de ces panneaux publicitaires 2.0, bien moins cher que les campagnes de pub, et plus intéressantes pour toucher une cible de jeunes.

Mais les propositions d’opé spé sont conditionnées à un nombre défini de viewers : il faut déjà avoir constitué une base régulière de viewers, s’être construit une communauté de fans pour que l’on vous propose de travailler pour une marque. Ensuite, la rétribution se fera en fonction de votre nombre moyen de viewers. Les chiffres attirent les chiffres. Pas de commu, pas d’OP.

C’est l’agrégat de viewers, d’abonnés, de donateurs et du travail invisible et gratuit des bénévoles et du streamer qui participe à produire une “chaîne qui fonctionne” et à ériger comme bankable un·e créateur·trice de contenus.

Sans streamer, pas de création, sans viewers, pas de visibilité.

La réussite sur Twitch est collective.

S’exploiter et exploiter les autres

Même lorsqu’il va toucher ses premiers revenus de la pub, des abonnements ou des dons, c’est la précarité qui prime. Le chemin de croix est long pour toutes et tous.

Alors, dans sa folle course à la réussite, le streamer va avoir besoin d’aide. De l’aide pour modérer sa chaîne, pour la création de best of, pour la ligne edito et la direction artistique de ses contenus, parfois pour sa communication.

Le travailleur, déjà incapable de se payer lui-même, va se faire aider de personnes qui travaillent elles-aussi gratuitement.

Si vous streamez pour 4 viewers en moyenne et que vos modos c’est vos deux potes de fac, personne n’y verra d’inconvénient.

C’est lorsqu’on dépasse ce stade que la question peut se poser. Quand une personne fait assez d’argent via son stream pour en vivre plus que décemment, à quel moment le travail gratuit qui s’organise autour d’elle doit cesser ?

De manière uniforme, les streamers font figure d’autorité, certains sont suivis et idolâtrés par des milliers voire des dizaines de milliers de personnes. Et on sait pertinemment qu’il y aura toujours quelqu’un pour faire ce travail gratuit. Qu’ils soient modérateurs, qu’ils filent un coup de main sur les clips ou qu’ils aident pour la préparation de contenus dans le stream, les bénévoles sont une main d’œuvre facile et remplaçable.

Et ça, c’est une problématique du streaming sur laquelle il va falloir se pencher un jour ou l’autre.

En Octobre, l’initiative de la streameuse AvaMind a replacé les projecteurs sur une partie des travailleur·euses bénévoles de l’industrie. Son Modoctober, analysé par Numerama, consistait à reverser tous les dons du mois de sa chaîne à ses modérateurs et modératrices. Une initiative insolite et inhabituelle dans le milieu, peu connu pour rémunérer ses bénévoles.

L’exploitation est d’autant plus questionnable qu’elle agit sur des leviers psychologiques inhérents aux positions des créateurices de contenu.

De par leur popularité grandissante, leurs liens avec d’autres créateurices connu·es, leurs partenariats avec des marques, les streamers deviennent artificiellement des figures d’autorité et occupent malgré eux une position de pouvoir vis-à-vis de leurs viewers.

Symboliquement, être modo de [insérer nom de streamer très connu], c’est socialement positif pour les personnes du milieu. Ça donne de l’importance. Et la reconnaissance du streamer, aussi infime soit-elle, participe grandement à la création d’une ambiance où le travail gratuit et l’exploitation ne disent plus leurs noms.

De la même façon, il y a une pyramide des travailleur·euses. Aujourd’hui, tout streamer qui se respecte paie la personne qui lui monte ses vidéos ou qui lui produit ses assets graphiques. Mais quid de celles et ceux qui créent et publient les clips, souvent utilisés par les monteur·euses pour les best of, ou encore des modérateur·trices des chaînes ou des discord communautaires ?

Certain·es modérateur·trices sont probablement payé·es chez les plus gros, les 1% les plus riches serais-je tenté de dire. Mais entre les streamers ultra précaires et les ultra riches, il y a une manne qui est en possibilité de le faire, qui peut-être est tenté de le faire, et parfois, souvent, ne le fait pas.

Pour Ceilidh, “il y a des streameurs qui sont littéralement millionnaires, qui ont des partenariats, des opé spé à plus savoir quoi en faire et qui sont invités régulièrement à des événements. Le fait que ces personnes-là ne paient pas leurs modérateur·trices ou la personne qui montent leurs vidéos, là c’est un problème.”

Selon lui et le STJV, le problème du travail gratuit sur Twitch est une conséquence du business model imposé par la plateforme de streaming. Le syndicat des travailleur·euses du jeu vidéo n’a pas encore de solution toute faite à cette question épineuse.

Comme l’analyse Ceilidh, « on a effectivement une espèce de pyramide du travail gratuit. On a des personnes qui travaillent gratuitement qui exploitent des personnes qui travaillent gratuitement. Ca c’est un problème, et il faut que l’industrie entame une réflexion de fond à ce sujet. Je pense qu’on n’a pas encore de véritable réponse à cette problématique. Il y a une vraie discussion qu’il faudra avoir sur la responsabilité des plateformes sur ces points. »

En exemple, ce document issu de la chaîne de Jean Massiet illustre à merveille ce qui se fait dans le secteur.

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Que ce soit pour la modération, le pôle QAG (ndlr, Questions au gouvernement) ou encore pour le derush, les bénévoles sont mis à contribution pour faciliter le travail de Jean et de Pemf, son monteur.

Ce sont toutes ces petites mains invisibles qui participent à produire des contenus de qualité. La réussite est collective.

Et en fait, ça n’aurait pas foncièrement d’importance si la quantité et la qualité de travail produites ne créait pas de richesses. Sauf que c’est bien souvent le cas. Sans remettre en question les qualités et les compétences d’un streamer quel qu’il soit, on peut supposer que le travail gratuit fourni par tous·tes lui a permis de se voir proposer des partenariats, des participations à des émissions etc.

Il faut des mots pour penser et dire ces choses : c’est du travail gratuit, et c’est en soi un type d’exploitation qui ne dit pas son nom. Dans le streaming, la frontière entre les deux est poreuse.

Et maintenant, on fait quoi ?

La question à un million de dollars. Le constat est clair mais on fait quoi maintenant ? Que fait-on des bénévoles lorsqu’ils et elles participent à créer de la richesse pour autrui ? Faut-il les payer et si oui, de quelles façons ?

Soit on accepte le statu quo et on se dit que tout le monde a accepté les règles du jeu de Twitch et plus généralement d’une industrie du jeu vidéo qui ne paient pas ou sous-paient ses travailleur.euses. 

Ou alors on décide d’ouvrir les possibilités de création d’un contre-pouvoir. Pour Ceilidh, il est « urgent d’avoir ces discussions avec les personnes concernées et à terme avec les plateformes.« 

A la suite du recondustream, plusieurs créateur·trices de contenus s’étaient réuni·es pour réfléchir à la syndicalisation du milieu du streaming. Une initiative qui n’a pour l’instant pas fleuri et dont l’échec s’explique par les réalités précaires et individualistes du secteur.

Pour Ceilidh et plus généralement pour la commission création de contenus du STJV, ce sont les grands créateurs qui ont les cartes entre les mains. « Si un jour un·e très grand·e créateur·trice de contenus décide d’aller sur Flowplayer ou Glimesh, il y a des chances que leur public suive au moins en partie. Là ça va commencer à être intéressant. Si on est nombreux à dire « on se barre ailleurs » alors peut-être que les plateformes écouteront. C’est la base de la négociation. »

Pour imposer un jour un tel rapport de forces, il faudrait que les grands créateurs, qui se sont construits grâce au collectif, se positionnent. Qu’ils acceptent collectivement de perdre une fraction de leur pouvoir et de leurs richesses pour l’intérêt général. Et ça, personnellement, je n’y crois pas une seule seconde.

Pourtant, on pourrait rêver d’un Grand Soir du streaming où on aurait collectivement réussi à se défaire des logiques productivistes et capitalistes de Twitch et de ses rouages. Pour ça, il est impératif que les créateur·trices de contenu décident de s’unir, que ce soit sous la forme d’un syndicat ou non. En amont, il faudra créer les conditions d’une telle union, qui ne se fera que par l’abandon des logiques individualistes inhérentes au travail gratuit et précaire sur Twitch.

Ceilidh a profité de notre entretien pour déclarer que le STJV, qui s’était créé de manière indépendante en 2017, était tout à fait prêt à aider les créateurices de contenu à se lancer dans le grand bain. Affaire à suivre.

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