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Leviis coach l’Amérique: « Nous allons perdre, mais avec la tête haute »

Par Lenaic Leroy
Leviis PGW animation

L’esport est une aventure humaine qui propose de nombreuses possibilités à qui sait saisir sa chance. La multiplication des métiers de coach, commentateur, rédacteur, permet à un nombre toujours plus grand d’être acteur d’une pratique jusqu’ici restreinte. J’aimerais aborder avec vous un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Depuis bientôt 10 ans, l’esport a pris une place dans mon quotidien et ma passion a été multipliée par ma curiosité pour tous les titres ayant une prétention à la compétition. Mon appétence pour les MOBA, les FPS ou autres TCG, a joué un rôle évident dans la construction de mon appréhension de l’esport. Il y a un jeu qui a changé la donne il y a un peu plus de 2 ans maintenant : Heroes of the Storm.

Le jeu développé par Blizzard et publié en 2015 est un MOBA ayant pour principale particularité une gamme de cartes jouables plutôt qu’un seul terrain de jeu comme ses concurrents League of Legends ou Dota 2. Je ne vais pas décrire ce que représente Heroes of the Storm dans le détail, mais comme tout MOBA, le Nexus adverse est l’objectif et chaque carte offre son lot de possibilités propres, amenant le joueur à adapter son approche et à renouveler son expérience pour chaque offre des développeurs. Le jeu offre une des drafts les plus passionnantes qui existe puisque chaque carte met en valeur ou exclu certaines compositions, offrant une infinité de possibilités non exploitées par les autres concurrents du genre.

En 2017, Blizzard officialise un circuit compétitif, les HGC qui à l’instar des Worlds de League of Legends, réunit les meilleures équipes de chaque région pour un choc qui atteint son apogée durant la Blizzcon. La scène esportive en place, les amateurs de compétition et acteurs engagés sur le jeu se sont mobilisés en France et dans le monde pour participer à cette aventure. C’est ici que mon interlocuteur et ami entre en jeu.

Leviis est depuis 2015 investi sur la scène Heroes of the Storm française comme streamer, commentateur et plus dernièrement comme coach pour une équipe des HGC. Remarqué d’abord par GamersOrigin, il rejoindra l’équipe Millenium en 2016 où le noyau dur des acteurs de la scène Heroes of the Storm sera formé autour d’un projet de Web TV. Ce qui rend le parcours de Leviis particulièrement intéressant, c’est qu’il se fait en dehors des sentiers battus. Il cast en avril 2016 la Dreamhack Austin et met son premier pied en Amérique avec cet événement. Dès lors, il devient le membre le plus à même de parler et d’analyser la scène nord-américaine de l’équipe et fait de cet avantage une marque de fabrique. Du lancement des HGC en 2017 jusqu’à juin 2018, il sera le seul commentateur français de cette scène et participera au projet BlizzHeroesFR, un stream financé par Blizzard pour la communauté française.

Le tournant majeur qui mène à cette interview a lieu en juin 2018. Votre humble serviteur a eu l’occasion de suivre de près ces moments et il va de soi que je n’avais qu’une envie de vous raconter cette aventure au travers de ses lignes. Alors que le Choc de Mi-Saison approchait à grands pas, de nouvelles opportunités se profilaient pour Leviis hors du cast français. Deux offres de coach pour des équipes des HGC étaient sur la table, offrant une chance unique de s’investir directement dans la scène. À ce stade de l’article, il n’y a plus besoin de vous dire pourquoi il a choisi l’offre d’une équipe nord-américaine : Team Freedom.

Leviis PGW

Durant la Paris Games Week 2018, Leviis faisait partie des influenceurs invités pour animer le stand PUBG. Crédit : Sobork

L’interview qui suit vous racontera ce que mes mots ne peuvent vous retranscrire. L’expérience de Leviis débutée avec la seconde phase des HGC 2018 est unique par plusieurs aspects. Le premier, celui d’un coach qui apparaît sur une scène, qui parvient à faire grandir son équipe jusqu’à son apogée alors même qu’il ne peut se reposer sur aucune certitude. Le second aspect, la distance qui sépare Leviis de ses joueurs. Il a été le coach d’une équipe nord-américaine sans quitter le sol européen et de cette distance apparaît une multitude d’enjeux que nous évoquerons ensemble.

Aujourd’hui, alors que son expérience avec l’équipe est arrivée à son terme, il reste un témoin unique d’une scène en construction, sur un jeu qui ne possède clairement pas les moyens d’un League of Legends ou d’un Dota 2. Les ressources allouées, l’encadrement fourni remettent en cause l’idée de professionnalisation du secteur. A travers son parcours fulgurant, on peut voir la réussite et l’accomplissement d’une œuvre, mais aussi les failles nombreuses d’un système qui ne contrôle pas tous les aspects de son propre modèle.

Il suffit de cette introduction bien trop longue, mais ô combien nécessaire. Je ne saurais couper la parole à celui qui mérite toute notre attention pour comprendre les enjeux de notre sujet. Je ne doute pas que cette interview vous plaira pour la richesse qu’elle apporte, mais aussi pour la qualité de l’échange que nous offre Leviis en jouant le jeu du micro.

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J’aimerais pour commencer que tu retraces ton parcours personnel, comment est-ce que tu as perçu ton évolution jusqu’à devenir coach ?

J’ai pensé à la possibilité de coacher au tout début d’Heroes of the Storm, entre l’alpha et la bêta du jeu. J’avais déjà des expériences de management et je voyais bien les possibilités dans le jeu vidéo. J’avais un groupe, une équipe française qui n’a pas réussi à se concrétiser alors que le phénomène Heroes semblait totalement éphémère. Pendant longtemps cette idée a été mise de côté. C’est avec les HGC et le cast que le changement a eu lieu. En 2017, j’ai fait le commentaire sans trop y réfléchir, mais en 2018, j’ai vraiment changé d’approche. Je me suis dit qu’avec les connaissances que j’avais accumulées comme caster, je pouvais essayer d’être celui qui tenterait de fixer les problèmes au sein d’une équipe. Je ne me voyais pas comme le bonhomme qui avait une solution à tout, mais comme celui qui était capable de garder en tête qu’il existe une solution à tout.

Sur la scène Heroes, j’ai rapidement remarqué qu’il y avait trop souvent une baisse de morale de la part des équipes. Dès qu’une méta venait à trop changer, les équipes baissaient les bras. Trop souvent, on a vu des joueurs qui venaient à changer de rôle et de roster, une logique que les équipes ont subie sans pouvoir résoudre le problème. En regardant trop dans le passé, les joueurs ne parvenaient pas à évoluer et je pensais pouvoir les aider en améliorant différents aspects de leur appréhension. En janvier 2018, l’idée était implantée, mais le contrat de Blizzard comme caster m’avait fait revoir mes priorités. Les propositions de l’éditeur nous ont donné des ouvertures sur le papier, même si dans la réalité cela n’a jamais été concrétisé. Cette chaîne devait être un tremplin, mais Blizzard n’a jamais réellement fait le nécessaire pour et on n’a jamais réussi à obtenir le minimum.

La seconde moitié de saison arrivait à grands pas et je savais déjà que ne voulais plus faire partie du staff Blizzard. Pour autant, je ne voulais pas forcément arrêter et j’avais envie de me mettre sérieusement au coaching. De janvier à avril, j’ai énormément travaillé pour le cast. J’ai pris la place d’un analyste, j’ai recherché de très nombreuses data sur les équipes et le jeu. Ce travail que j’avais accumulé, il était aussi utilisable pour les équipes et je suis allé voir les joueurs que je connaissais avec ce bagage sous le bras. J’ai eu deux propositions de coach par Team Freedom (Amérique du Nord) et Leftovers (Europe).

Team Freedom n’avait pas vraiment en tête ce qu’un coach pouvait apporter à l’équipe bien qu’il avait eu une expérience assez négative avec leur coach précédent. Un mois avant le Choc de mi-saison, on a eu une réunion durant laquelle j’ai expliqué à l’équipe ce que j’apportais avec moi afin de résoudre leurs problèmes. J’ai proposé une phase d’observation de l’équipe pour faire un premier bilan. J’ai eu un déclic suite au match contre Heroes Hearth Esport (Amérique du Nord), alors que l’équipe était sur le point de jeter l’éponge, j’ai décidé de prendre le problème à bras le corps. C’était le meilleur moment pour me lancer dans le coaching avec eux et c’est à partir de là que mon implication a été proactive au sein de l’équipe.

Pour ton choix d’équipe comme coach, il y a des éléments en particulier qui ont pesé dans la balance en faveur de Team Freedom ?

Il y a deux raisons à ce choix. La première, c’est que la proposition de Team Freedom était plus concrète que celle de Leftovers. Le dialogue avec Leftovers a toujours été un peu hésitant alors que Team Freedom a rapidement proposé du concret. De plus, l’équipe nord-américaine, c’était forcément un avantage en ayant cast l’Amérique depuis 1 an et demi. Le seul véritable problème de ce choix, c’était le jetlag. J’avais automatiquement des horaires de nuit, au début de 21h à 4h puis par la suite de 19h à 3h. C’était un élément qui a joué dans l’approche du travail d’équipe, mais malgré tout, choisir une équipe américaine c’était une force pour un Européen.

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Les joueurs nord-américains n’ont pas forcément une approche carrée du jeu. J’ai été très direct avec l’équipe en leur demandant d’arrêter ce jeu à l’Amérique qu’on caractérise par NA LUL sur Twitch. Au début, ils rigolaient, mais une fois que je suis entré dans le détail sur ce qui faisait défaut dans leur jeu, ils ont vite changé d’esprit. C’était une force d’être européen pour avoir une approche différente du jeu. Les coachs américains rentrent dans le jeu des équipes et ne prennent pas forcément compte des défauts. En refusant de rentrer dans le moule, j’ai forcé Team Freedom à proposer un jeu européen. Résultat, nous sommes allés au Western Clash et on a réussi à faire top 3.

Leviis Coach Team Freedom

Durant le Western Clash, Leviis a eu l’occasion de développer la relation coach/joueur avec les membres de Team Freedom. Crédit : Blizzard

Durant la conférence de presse, nous avons eu une question des commentateurs qui voulaient savoir ce qui faisait la différence entre Team Freedom et le reste des équipes nord-américaines. Je n’ai pas fait de rond de jambe en répondant qu’on ne faisait pas de NA LUL, qu’on jouait comme des Européens en respectant les objectifs pour la victoire, en jouant à Heroes comme des pros. La réponse a choqué la plupart des commentateurs nord-américains. Ils ont leur vision du jeu et ils ont du mal à s’en détacher. Pourtant, la percée de l’équipe durant cet événement n’est pas un hasard et est due avant tout à ce choix de stratégie. Team Freedom était l’équipe la plus européenne de l’Amérique du Nord et le résultat l’a bien montré. Le coaching était payant pour Team Freedom, moins pour ma santé avec le jetlag, mais c’était le prix à payer.

Tu penses que si le coaching à distance avait eu lieu en Corée par exemple il y aurait eu le même type de problématique ?

Non, j’aurais très certainement eu d’autres problèmes si j’avais coach la Corée. Il y a des choses que j’aurais aimé faire avec Freedom que je n’ai pas réussies à faire à cause du jetlag. Ce rythme de vie est malsain et on ne peut pas donner à son équipe un rythme si on ne parvient pas soi-même à en avoir un bon. Si je continuais le coaching, j’aurais essayé de partir en Amérique du Nord pour encadrer les joueurs sur un rythme de vie sportive et sociale. Les joueurs ont tendance à vite s’enfermer, ils passent la semaine sur l’ordinateur, un peu isolés et cela peu vite amener au tilt. Souvent, ils se demandent si continuer la compétition sur Heroes of the Storm c’est une bonne idée. Un coach qui se lève en décalé, qui ne possède pas leur rythme, il peut difficilement leur proposer des activités comme une sortie, une marche d’une demi-heure avant de scrim. Prendre l’air, souffler un coup, c’est simple, mais impossible à mettre en place.

J’aurais eu le même genre de problème en termes d’encadrement de joueurs en Corée. En revanche, je pense que si j’avais eu une place en Corée, ce serait les joueurs qui m’auraient appris la vie. Ils ont un tel niveau d’exigence et de jeu, je n’aurais jamais réussi à apporter ce que j’ai fait pour Team Freedom. Si j’avais continué en 2019, j’aurais imposé un rythme de vie et des activités. Certains joueurs le faisaient d’eux-mêmes avant les scrims mais c’est impossible de le faire pour tout le monde. Le jetlag était trop dur et je devais me conserver pour les 7h de scrims qui allaient suivre.

J’aimerais parler un peu du Western Clash, grande messe des équipes occidentales dont vous avez fait partie. C’était sans trop vouloir m’avancer l’apogée de Team Freedom et je voudrais que tu me parles de cette expérience où pour le coup, tu étais présent comme coach à Los Angeles avec tes joueurs.

C’était bizarre le Western Clash parce que j’avais envie de faire énormément de choses, mais j’avais ce syndrome de l’imposteur que Zaboutine expliquait encore récemment. Je n’avais pas l’impression d’être à ma place et nous avons eu beaucoup de problèmes durant le bootcamp, c’était un massacre. J’ai planifié tous les jours des scrims contre Dignitas pendant 2 semaines. Quand tu joues tous les jours contre la meilleure équipe du tournoi, tu te prends des déculottés. L’écart de niveau était énorme et c’était très dur mentalement pour les joueurs. Être présent avec les joueurs, c’était l’occasion de leur faire comprendre que ces défaites, elles étaient légitimes contre la meilleure équipe et qu’elles nous permettaient d’apprendre. Perdre 20 fois contre la meilleure équipe sur la même carte, c’est apprendre à gagner. Il fallait rassurer les joueurs et montrer que tout allait bien se passer. Ce côté psychologique pour remettre les joueurs d’aplomb était vital pour que les joueurs gardent le mental et apprennent de leurs erreurs. En online, l’équipe aurait très sûrement tilt et demandé l’arrêt des scrims, en direct c’était beaucoup plus gérable. C’était possible de leur dire que le lendemain, il y aurait sûrement une nouvelle défaite, mais surtout une nouvelle leçon.

Même si on a retrouvé les mêmes erreurs et des difficultés pour les corriger, on a réussi à avancer. Il y a eu des scissions, mais lorsqu’on a la personne en face de soi, son visage nous parle et on peut voir sa sincérité. On avait peut-être perdu 20 fois, mais je savais qu’à la 21e, on y parviendrait parce qu’on aurait appris de nos erreurs précédentes et on ne les répéterait pas. Les joueurs voyaient sur mon visage que j’étais sincère et ils avaient confiance. Durant tous nos autres scrims contre Tempo Storm ou Team Octalysis, on était largement devant tout simplement parce qu’on apprenait des meilleurs. L’équipe a été rassurée petit à petit sur ses capacités.

Durant le bootcamp, on n’a pas réussi à mettre en place toute la démarche sportive dont je parlais. J’étais un peu perdu avec l’immersion et je pense que j’aurais pu faire mieux à ce moment-là. C’était plus facile de gérer les crises et les difficultés de l’équipe, mais aussi de leur montrer là où ils étaient en échec. On a eu pendant 4 semaines un débat sur un héros et personne ne m’écoutait dans l’équipe. Au Western Clash, il a été pick ou ban en permanence et j’ai pu pointer du doigt l’erreur des joueurs en direct. Scrim beaucoup Dignitas qui jouait toujours le héros c’était un bonus et on a beaucoup avancé sur cette méta.

En revanche ce qui était regrettable, c’est qu’un de nos joueurs n’était pas la. C’est vite devenu un problème, car il n’était pas dans une optique de tryhard comme le reste de l’équipe. J’ai dû gérer l’aspect IRL et Online en même temps. Essayer d’obtenir la même chose de lui à distance c’était très compliqué. Le bootcamp était vraiment un moment unique pour gérer les joueurs d’une autre manière. J’ai eu du mal à m’imposer parce que c’était ma première LAN, mon premier bootcamp et une première avec mes joueurs. Un coach sur League of Legends, il n’a pas ce problème puisqu’il a ce suivi sur le reste de la saison. L’équilibre était dur à gérer, mais c’était une expérience unique, je paierai tout pour revivre quelque chose comme ça.

J’aurais une demande à te faire. Est-ce que tu serais capable de me raconter un souvenir de coach du Western Clash avec tes joueurs, un moment où tu as senti que l’équipe avait une osmose qui n’existait pas autant durant la saison ?

Il y en a plusieurs que je peux te citer. Le premier, on avait un souci avec un des joueurs et j’ai partagé un repas avec deux membres de l’équipe. On essayait de régler le problème ensemble, de trouver des solutions. Ils avaient une confiance en moi et ils voulaient régler ça. J’ai eu l’occasion de voir leurs craintes et de prendre le problème à bras le corps. Cette gestion a été unique et jamais elle n’aurait eu lieu en online. La situation était critique et la pression réelle. Je me rappelle les voir se prendre la tête entre les mains, sans savoir où ils allaient. À ce moment-là, le Werstern Clash était foutu pour eux ainsi que le reste de la saison. Finalement, durant ce moment de crise, je me suis senti membre de l’équipe et pas un observateur à distance.

L’équipe était assez incertaine et il y a eu des intentions de changement du roster. Cela n’a pas eu lieu, mais à la place, deux joueurs ont échangé leur rôle. C’était une très mauvaise décision et j’ai imposé le retour dans les rôles originaux. Les deux joueurs se critiquaient l’un et l’autre sans jamais prendre le temps de regarder leur propre jeu. Cette réévaluation a tout changé dans le jeu de l’équipe. C’était un coup de chance de ma part et en bootcamp, j’aurais très vite compris le problème. Durant ce repas, j’ai bien mieux saisi la difficulté qu’on devait relever.

Mon second souvenir, c’était le lundi soir une semaine avant le Western Clash. Il y avait une réelle cohésion d’équipe, on passait un bon moment entre amis. Cette sortie, je l’avais un peu imposée pour avoir un moment de relâchement entre joueurs. On a fait une tournée des bars, une balade sur Hollywood Boulevard en groupe, pas en équipe. À partir de là, j’ai ressenti une cohésion qui n’était pas aussi forte avant. On a créé à ce moment la une unité qui a influencé nos résultats durant la LAN en faisant de nous un ensemble plutôt qu’une somme d’individualités.

Leviis Western Clash

Les échanges avec les joueurs de Team Freedom sont devenus rapidement amicaux durant le bootcamp du Western Clash. Crédit : Blizzard

Le dernier souvenir vraiment marquant, c’est la dernière soirée du Western Clash. La compétition a été un très bon et un très mauvais moment. Le match contre Dignitas, nous sommes partis la tête haute et fiers de ce qu’on avait accompli. J’avais d’ailleurs demandé à l’équipe de garder cette attitude, car on savait qu’on ne gagnerait pas ce match. Il fallait que tout le monde se dise qu’on n’était pas loin de réussir quelque chose d’unique. Le match suivant contre Leftovers s’est mal passé, peut-être à cause de moi. J’étais persuadé de voir Method passé et j’ai préparé surtout cette rencontre. Pas de chance pour nous, Leftovers est passé et j’ai dû revoir tout le plan juste avant de monter sur scène. L’histoire s’est très mal terminée, un joueur n’a pas suivi le draft et l’équipe était au plus mal. La communication était proche de zéro après ce match. Pourtant durant la soirée, j’ai retrouvé cette bonne bande de potes qui avait son unité en dehors du jeu. Ces deux soirées où le groupe n’était pas juste une équipe, mais un ensemble solidaire, c’est les plus beaux moments que je peux citer avec les joueurs.

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J’aimerais m’arrêter un instant sur un élément important dans cette histoire : ton statut de coach. Tu n’étais pas spécialement payé par l’équipe pour ce travail malgré l’implication que cela représentait. Est-ce qu’il y a eu des écarts et des permissions que les joueurs se sont octroyées parce que tu n’étais pas un coach professionnel ?

Je pense que oui, mais je pense que chacun a sa manière de traiter le souci. Pour ma part, ne pas avoir de statut c’était un frein lorsqu’il s’agissait d’imposer une directive. Ne pas avoir de statut, c’était un élément qui ne m’aidait pas avoir plus de confiance et d’autorité. Il y a des mecs qui n’en auront rien à faire du statut et qui s’imposeront. J’avais un statut officiel reconnu par Blizzard, mais je n’étais pas salarié, on peut dire que j’étais dans un entre-deux plus ou moins semi-pro. Imposer des choix c’était difficile sans avoir de reconnaissance officielle. À partir du Western Clash en revanche, j’ai réussi à imposer ma présence de coach auprès des joueurs, en online on aurait plus parler d’un accompagnant. Les joueurs m’ont toujours respecté en tant que coach, ils sont toujours venus vers moi lorsqu’ils étaient dans le besoin. Pourtant, le Western Clash a vraiment transformé ce rapport vers une reconnaissance comme coach même en online.

Durant le bootcamp, j’ai décidé de m’arrêter sur un replay d’une rencontre alors qu’un des joueurs voyait ça comme une perte de temps. On est vite monté dans les tours, mais la situation a été réglée. En online, ce genre de situation aurait été beaucoup plus simple, le joueur aurait simplement raccroché l’appel et on n’aurait pas avancé. Le statut semi-pro en étant toujours en direct, aucun problème pour ma part. En online, il y a une différence d’abord pour soi-même, sans pour autant dire qu’on n’est pas à sa place, on a l’impression d’aller plus loin que ce qu’on devrait. Dans une discussion en face à face, le dialogue est présent et on ne se débine pas.

La présence d’un sixième homme dans l’équipe, c’est toujours bienvenu et c’est un renfort qui est bénéfique. Pourtant, l’approche du coaching n’est pas toujours la même et la dimension sociale, elle n’est pas centrale pour certains. Ton autorité n’existe pas parce que tu possèdes une paye, mais parce que tu es en relation avec tes joueurs. La perception du coaching est plus importante pour moi que le statut même si celui-ci permet très clairement de fixer une idée.

Cet exemple de joueur qui raccroche un appel dès que tu pointes du doigt un problème, c’est du vécu ?

C’est arrivé oui. Lorsque j’essayais de régler les problèmes la première semaine de compétition, j’ai eu un joueur qui ne voulait pas communiquer. On a eu le même problème après le Western Clash avec un joueur qui a refusé de me parler parce que je montrais trop les problèmes de l’équipe. J’ai essayé de le contacter tous les jours, avec les autres membres pour faire avancer l’équipe. J’ai voulu mettre en avant une optique de jeu qui mettait en avant nos forces et il refusait de prendre part à cette stratégie. Même si nos idées étaient divergentes, il a totalement refusé le débat et il a fait son jeu dans son coin. J’ai complètement perdu le contrôle de ce joueur à partir de ce moment-là.

Jamais je n’aurais eu ce problème en face à face et la place de chacun aurait été claire. En online, une fois qu’il raccroche l’appel ou qu’il ne répond plus, on ne peut rien y faire. Cette situation n’a jamais été résolue et on ne s’est jamais dit au revoir. C’est triste de voir qu’on s’est bien entendu durant le Western Clash, mais qu’en online on ne parvienne pas à s’entendre. C’était une seule question de vision de jeu et cela a affecté notre relation personnelle. Ces joueurs étaient aussi des amis même si on garde un rapport coach/joueur. C’était écœurant de voir que du jour au lendemain, on perd le contrôle de son joueur, mais aussi le lien avec un ami. Dans un bootcamp, une situation pareille aurait mené au renvoi du joueur, avec le format online des HGC, on a subi la situation jusqu’à la fin de la période.

Scène Western Clash

Le Western Clash, grande rencontre entre les meilleures équipes américaines et européennes a eu lieu au sein de la Blizzard Arena a Los Angeles. Crédit : Blizzard

Finalement, le manque de moyen des HGC rend précaire la situation des structures.

C’est sûr, lorsqu’on a des joueurs qui peuvent se voir comme en Corée, c’est bien encadrer. En Europe et en Amérique du Nord, on a 4 événements dans l’année au maximum. On ne peut rien faire à distance comme ça et c’est à nous de faire la différence. J’avais déjà commencé à prospecter auprès de sociétés pour prévoir un bootcamp avec Team Freedom, mais on ne possède aucun moyen si on ne le fait pas par nous même. Mon cas n’est pas isolé, deux autres coachs m’en ont déjà parlé et connaissent des situations similaires, d’affrontements avec des joueurs qui partent d’un point de vue divergent en fermant toute discussion possible. Si on avait un vrai format pour faire la différence, ces relations internes ne seraient jamais poussées à ce genre de limites.

D’un côté Blizzard a mis en avant une volonté de structurer les HGC avec des propriétaires d’équipes et de l’autre, j’ai cette impression en t’écoutant que rien n’est amené vers vous pour construire un projet stable. Tu as des indications pour m’éclairer à ce sujet ?

Je n’ai jamais eu de communication de Blizzard sur les problématiques d’organisations. On les voit en tant que spectateur, mais rien n’est fait actuellement. Pour les organisateurs, la seule chose qui est mise en avant c’est la possibilité de récupérer des chairs. Blizzard met en avant une scène avec des organisations sans aucune promesse concrète pour celui qui investit. Au Western Clash, l’accès à la boutique était payant pour les organisations participantes et il n’y a que Team Liquid et Team Freedom qui a vendu ses maillots.

Des structures qui continuent d’investir comme Team Freedom, c’est uniquement parce que Blizzard a forcé les joueurs à ne plus être seul propriétaire du spot HGC. Désormais, ce sont les structures qui possèdent les équipes qui les détiennent, mais ce spot il ne vaut rien, il ne rapporte pas et il ne peuvent pas le revendre. Il faut qu’une équipe soit sur le podium de la Blizzcon pour le rentabiliser et ce n’est pas une option pour une organisation. Hors des Dignitas ou des Fnatic, je considère que ces organisations sont des bienfaiteurs. Il n’y a que les grosses structures qui font des retours sur investissements, pour le reste on touche presque à de la charité.

Être un joueur dans ce genre d’équipe qui ne vit qu’aux dépens d’un bienfaiteur, cela doit avoir un poids sur le mental et sur le rapport que tu entretiens avec ton activité de joueur professionnel. Il faut des épaules solides pour supporter une situation comme celle-ci.

Ton principal moteur, c’est la passion. Il faut vraiment aimer le jeu et c’est parce que c’est sur ce titre que tu veux continuer ta carrière. Le second moteur, c’est de faire en sorte que la passion soit une source de performance. Permettre à mes joueurs d’entrer dans les grandes LAN, obtenir de la visibilité et des résultats, c’est crucial pour développer une meilleure organisation. La passion est à la source et c’est indispensable pour avoir des résultats concrets. À partir de là, le projet professionnel peut avancer, mais il ne faut rien attendre, rien espérer sans qu’il se soit vraiment mis en place. La deuxième source, c’est la satisfaction du travail accompli. Participer aux LAN, faire progresser l’équipe c’est une source d’inspiration importance sur le court moyen terme. On ne peut pas se projeter à plus de 6 mois et si j’arrête aujourd’hui c’est parce qu’il n’y a plus d’options dans ce sens.

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Tu possèdes déjà une certaine reconnaissance sur la scène PUBG comme caster. Tu te vois faire une transition vers du coaching PUBG même si la scène est tout aussi instable, mais plus visible que Heroes of the Storm?

Je ne pense pas, car la scène PUBG est aussi en ligne. Le online et ses problématiques sont les mêmes. Il y a plus d’organisations que sur Heroes of the Storm, mais pour avancer il faut vraiment se positionner sur des jeux comme League of Legends ou Counter-Strike. Actuellement, PUBG avec la pro league offre le même format que Heroes of the Storm avec une saison online de 3 mois et une LAN pour trancher. Je ne crache pas sur une expérience de coaching sur PUBG avec des vraies conditions, je le ferais peut-être, selon les conditions. Il y a un manque de visibilité sur la question qui rend difficile ma réponse.

Il faut réussir à savoir où on se situe. Soit on est un aventurier prêt à s’engager sur une scène qui n’est pas encore assez mature, mais qui peut avoir des promesses uniques. Demain si je coach du PUBG, il faut que je sois prêt à relever le défi en ayant conscience de ce qui peut arriver une fois la scène mature et réussir à se dépasser jusqu’à cet objectif. La maturité de la scène est une force évidemment, mais la principale faiblesse c’est l’ouverture. Il n’y a plus de portes ouvertes sur League of Legends ou Counter-Strike. Faire sa place aujourd’hui demande tellement d’efforts, on ne peut pas attendre à tout avoir une place sur ces jeux. En revanche, les jeux comme PUBG, Battlerite Royale, Fortnite, ils sont neufs et demandeurs de main d’œuvre, il faut juste avoir les moyens pour tenter l’aventure et foncer si c’est le cas.

Leviis PGW stand

Leviis animait le stand PUBG durant la PGW, offrant un divertissement à tous les visiteurs. Crédit : Sobork

Je n’ai pas spécialement réfléchi à faire du coaching sur PUBG, je ne voulais pas être coach, je voulais être coach Heroes of the Storm. J’aime ce jeu et c’était ma première raison. Des coachs sont plus polyvalents avec des profils en psychologie et pour eux, il y a un vrai débat sur le lancement d’un titre. Certains ont une véritable maturité de scène et ne peuvent pas s’en défaire, mais ils ne sont pas non plus remplaçables du jour au lendemain. Je n’irais certainement pas coach une équipe de League of Legends, car je n’aurais rien à leur apporter même si c’est sûrement mes meilleures opportunités après l’expérience Heroes. Pourtant, la fraîcheur de l’expérience PUBG serait plus cohérente et me permettrait de participer à construction d’un modèle qui n’existe pas encore.

Pour en revenir à Heroes of the Storm, on possède une scène instable dans son ensemble et pourtant, les joueurs qui sont au top, ce n’est pas un hasard, ils le sont tout les ans. L’équipe Gen.G est invaincue depuis tellement longtemps, c’est à croire que l’équilibre est parfait et qu’ils sont au sommet parce qu’ils sont les meilleurs.

C’est cet équilibre qui est extrêmement néfaste à l’évolution de la scène sur Heroes of the Storm. Aujourd’hui, il est nécessaire de mettre des moyens, d’aligner des bons joueurs pour parvenir à des résultats sur Heroes. Cependant, est-ce que tu veux vraiment investir sur un jeu qui ne parvient pas à t’apporter ton retour sur investissement ? Le problème de l’équilibre est aussi celui de la perspective. Aujourd’hui, on ne sait pas si des opportunités vont se créer pour des joueurs et des structures. L’équilibre est bon pour ça et permet de travailler sur une base de référence solide. En revanche, on perd en diversité dans la méta et c’est une des raisons qui met des équipes plus en avant que d’autres. Tu sais comment parvenir à tes fins, mais est-ce que le faire est intéressant ?

Recruter cinq joueurs dans un jeu équilibré, mais sans avenir, c’est très difficile. Même si tu veux le faire, le jeu n’en vaut pas la chandelle et personne ne prend de risque. La plupart des organisations qui arrêtent de sponsoriser sont souvent confrontées à ce genre de problématiques. Aujourd’hui, les équipes qui sont au top ne font que l’entretien de leurs joueurs, ils n’ont pas besoin d’aller plus loin et on le voit dans les rosters qui ne changent jamais ou les stratégies qui restent les mêmes. L’équilibre s’il n’y a pas le feu de la passion, c’est une routine qui ancre le jeu et qui n’apporte aucune perspective.

À partir de là, comment est-ce qu’on peut percevoir l’aspect compétitif sur Heroes of the Storm ?

Il faut vraiment voir Heroes of the Storm comme un jeu de passionné pour des passionnés. J’arrête le coaching, j’arrête le cast dans l’ensemble, mais je continuerais à jouer, à stream et à regarder le HGC parce que j’aime le jeu. Blizzard a réussi malgré tout à créer une scène qui nous offre chaque semaine un divertissement énorme en comparaison avec la réussite du jeu. Il ne faut pas se plaindre quand on voit la capacité d’Heroes à évoluer et à toucher les masses. Le but d’une scène pour les éditeurs c’est d’amener de nouveaux joueurs sur le jeu à travers le divertissement. Les HGC ne font pas ce travail pour Heroes et pourtant Blizzard maintient quand même le cap.

En tant que fan on ne parvient pas à se satisfaire de ce qu’on l’on a aujourd’hui. Si on était purement pragmatique, on ne devrait pas être mécontent de ce que l’on possède, mais on en veut plus et c’est normal. Le jeu mérite plus que ce qu’il a et son manque d’adhérence avec la communauté crée toute cette ambivalence. Le souci d’Heroes va au-delà du titre seul. Lorsque des éditeurs font de l’esport pour avoir un outil marketing, c’est problématique alors qu’il faut un véritable environnement compétitif. Le parallèle avec le sport prend tout son sens ici avec des titres très porteurs qui font de très bons outils marketing et d’autres qui sont très bons, mais qui ne remplissent pas ces conditions. Heroes of the Storm serait un peu le handball du sport, on l’aime et on est fan, mais pourtant il ne va jamais réussir à proposer les audiences nécessaires pour être mis en avant.

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Vivre l’aventure, son prix et ses retours

L’esport semble être un secteur cruel quand on regarde le nombre de places pour le nombre d’inscrits. L’explosion du secteur a créé une demande sans précédent à un besoin qui n’était pas aussi important. Progressivement, les investissements se multiplient et l’implication financière permet à un plus grand nombre de s’impliquer professionnellement dans le secteur. Comme beaucoup, l’aventure de Leviis a commencé dans le bénévolat, par passion. À la sueur de son front, il a bravé les épreuves qui se présentaient à lui et il y a finalement réussi en 2018 à atteindre les sommets. Quand bien même, Heroes of the Storm était un sommet, il ne faut pas voir dans cette victoire une fin en soi. Cette expérience lui a offert de nouvelles perspectives qui sont aujourd’hui réalisables.

Son parcours nous montre aujourd’hui la connexion forte entre les différents postes qui constituent l’écosystème esportif. Il nous permet de comprendre comment des reconversions sont possibles à l’instar de Zaboutine qui a lui aussi été au commentaire avant d’être coach. Il nous montre aussi la fragilité de notre modèle toujours en expansion. Ce modèle broie les individualités pour permettre à un ensemble de tenir sans apporter plus d’attention au coût qu’il représente. À des fins économiques, les éditeurs proposent des jeux comprenant des pratiques compétitives, sans réellement prendre le temps de regarder ce que les joueurs veulent et font de leur création. Cet outil marketing devient pour un certain nombre de personnes un métier à part entière et leur avenir ne peut se décider sur un objet ayant pour seule fonction la promotion d’un jeu. L’esport est une fin en soi et possède ses propres règles au même titre que le sport. Il faut que l’esport soit conçus pour ce qu’il est et pas comme un moyen dans un autre but.

Blizzard a peut-être perdu ce lien qui faisait de la société un étendard du jeu vidéo dans les années 1990-2000. Son modèle compétitif est aujourd’hui atteint par les critiques des fans qui ne reconnaissent pas tous dans les décisions de Blizzard un format qui soit pour les joueurs. Heroes of the Storm ne parvient pas à saisir les investisseurs, Hearthstone n’assure pas aux professionnels un retour constant sur leur investissement, Overwatch impose des franchises encore difficilement installée. La barque de Blizzard flotte encore, mais il est difficile de savoir si le capitaine tient encore la barre.

Heureusement, les passionnés d’esport sont conscients des difficultés et comme Leviis, leur activité ne se limite rarement qu’à une seule approche du milieu compétitif. Beaucoup se tournent vers l’esport-tainment afin d’assurer leurs arrières, d’autres se reconvertissent sur des nouveaux titres prometteurs comme PUBG ou Fortnite. L’avenir est incertain et les eaux sont troubles, mais il semble que rien n’arrête les courageux qui s’avancent avec incertitude vers l’inconnu.

Je remercie Leviis pour le temps accordé et le partage de son expérience. Vous pouvez découvrir plus de ce personnage atypique sur son Twitter ainsi que sur sa chaîne Twitch.

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