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L’égalité régionale : mythe ou idéal ?

Par Lenaic Leroy
égalité regionale

L’esport se pratique partout dans le monde. C’est du moins comme ça que l’idée est vendue. Pourtant, nous avons des pratiques très différentes d’une région à l’autre. Pouvons-nous réellement comparer l’esport en Europe, en Corée ou bien en Afrique du Sud ?

L’histoire de l’esport dans chaque région est propre à une ère d’influence. En nous intéressant plus en détail au développement historique de l’esport, on trouve des différences notables pour chacune d’entre elles. Deux groupes ont été constitués par les éditeurs: les régions majeures, avec une forte implantation de l’esport, et les régions mineures qui possèdent un marché encore limité.

Cette coupure entre les régions se fait sur des critères purement subjectifs des studios de développement. Cependant, les méthodes de démarcation sont bien connues et les régions mineures sont toujours relayées au rang de subalterne. En portant un regard de tuteur sur les régions mineures, les régions majeures minorent l’évolution de ces espaces et leur importance. L’esport brésilien, australien, vietnamien, africain ou japonais sont aujourd’hui compris dans leurs comparaisons avec les modèles européen, nord-américain ou coréen.

En suivant l’histoire du développement de l’esport mondial, nous pouvons porter un regard différent sur cette situation. C’est à travers les joueurs, leur supporters et leur tournois, que l’ont peut comprendre la véritable identité derrière ces individus, souvent mise de côté.

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Brève histoire du développement de l’esport

Pour bien saisir l’importance du développement historique de l’esport, je pense qu’il est important de faire un retour chronologique. Le développement de l’esport ne se fait pas comme un seul et unique mouvement à l’échelle mondiale. C’est à l’échelle nationale ou régionale que le phénomène est le plus clair. Au commencement, il est nécessaire de parler des grandes régions même si très rapidement, nous allons voir les limites de cette perspective.

L’expression parle de la Corée comme du berceau de l’esport, pourtant on recense la première véritable compétition en Amérique du Nord. Le tournoi Red Annihilation de juin 1997 durant l’E3 permet de sacrer² un premier champion, Dennis “Tresh” Fong. L’esport évolue avec un encadrement par des structures comme l’ESL, depuis devenue l’une des plus grandes structures esportive du monde.

Face à ce géant américain, la Corée du Sud n’est pas en reste. Dès 1998, le pays médiatise les compétitions et déjà la télévision est un support favorisé pour porter l’esport au grand public. Le pays va connaître son grand bond en avant avec la Kespa (Korean e-sports Players Association), fondée en 2000 et soutenue par le ministère de la Culture des Sports et du Tourisme coréen. L’influence des structures étatiques sur l’esport en Corée du Sud est essentielle d’autant plus que le pays est très largement équipé. L’avantage de la Corée c’est le haut débit, déjà en place et au cœur de l’activité économique du pays.

L’Europe n’apparaît pas comme un leader de l’esport face à ces deux géants. Le vieux continent possède néanmoins les ressources nécessaires. Dès 1994, la première Dreamhack naît au fond d’une cantine suédoise. C’est en 1997 que l’événement devient un véritable support compétitif pour les amateurs en Suède. Par la suite, l’événement évolue, se spécialise et devient une référence internationale.

J’imagine que nombreux sont ceux à déjà connaître cette histoire très raccourcie de l’esport. On peut noter néanmoins des cas très différents. La Corée se présente en géant, l’accès aux technologies de mise en réseau est l’armature même de l’idylle coréenne. L’Amérique du Nord et l’Europe ont rattrapé le retard durant les années 2000 et sont parvenues à se stabiliser comme des régions majeures.

Aperçu géographique de l’esport dans le monde

Cependant, lorsque je sors ma carte du monde, j’ai quelques problèmes. Hors quelques pays comme la Chine ou le Canada ayant profité de l’influence de leurs voisins, il manque encore de nombreuses nations pour parler d’une mondialisation de l’esport.

Les pays compris dans les régions majeures sont essentiellement concentrés sur la surface nord du globe.

Les pays compris dans les régions majeures sont essentiellement concentrés sur la surface nord du globe.

L’Amérique du Sud, le Moyen-Orient, l’Océanie, l’Afrique sont complètement mises à part de l’histoire. Pourquoi cette division et comment s’est elle construite ? Nous voyons pourtant des scènes compétitives dans ces espaces. Comment fonctionnent-elles et peuvent-elles égaler les propositions existantes ? Nous pouvons déjà questionner la nature de cette rupture avant de voir le cas individuel de ces régions.

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Pour comprendre la rupture entre régions mineures et majeures, il faut étudier chaque position singulièrement. La division traditionnelle entre Occident et Orient, pays Nord et Sud est à exclure. Les pays d’Océanie sont rattachés à la notion d’Occident tandis que la Chine ou la Corée sont d’Orient.

La seconde césure se fait du point de vue technologique. L’émergence de la Corée est due aux technologies de la communication. L’accès au très haut débit et plus généralement à internet est essentiel pour permettre le développement d’une scène compétitive. À nouveau, l’exclusion de l’Australie, du Japon ou même du Brésil dans certains cas ne peut pas se comprendre sur ce plan. Nous considérons l’Europe dans son ensemble, pourtant le Japon, en avance sur le vieux continent, ne parvient pas à convaincre malgré une technologie de pointe.

Il est important de considérer les motivations des éditeurs. Ceux-ci  investissent moins dans des régions qui manquent de joueurs ou de spectateurs. L’investissement d’une société est donc interdépendant de l’implantation de l’esport dans une région. Avant même de parler d’esport, il s’agit donc d’évaluer si oui ou non, ces régions possèdent déjà des joueurs de jeux vidéo.

Je ne pense pas que le prochain message va vous surprendre, mais le Japon possède une culture très importante sur le sujet, beaucoup plus étendue que celle de ses voisins coréens ou chinois. L’Australie a toujours été abreuvée du marché américain et japonais au même titre que l’Europe. En Amérique du Sud, le Brésil a été très largement entretenu par le marché américain. Il ne reste que le cas de l’Afrique où l’accès au jeu vidéo est plus difficile. Pour cette seule région, on peut déjà comprendre pourquoi l’implantation de l’esport a été ralentie.

Une question de genre

Du moment où il y a diffusion des titres esport, une scène est capable de naître. L’Amérique du Nord et l’Europe ont été très largement poussées vers la compétition par les titres de Blizzard comme Warcraft III ou Starcraft. La Corée n’aurait pas connu un tel avancement sans Starcraft qui est encore aujourd’hui un pilier de l’esport coréen.

Au Japon, les jeux américains sont très peu vendus et la production japonaise reste très peu ouverte à des titres compétitifs. Les compétitions japonaises sont majoritairement tournées vers le Versus Fighting, un genre qui naît sur les bornes arcades et qui se diffuse par la suite chez le particulier. Le cas du Versus Fighting est unique, il connaît son propre circuit compétitif, l’EVO à Las Vegas étant l’événement majeur chaque année. On ne retrouve pas d’organisateur comme ESL, Dreamhack ou ESWC qui prennent en main le Versus Fighting laissant le Japon relativement isolé.

Dans les pays d’Amérique du Sud, la situation est encore différente. Dès 2003, on trouve des formations de joueurs comme Made In Brazil sur Counter-Strike 1.6. Le FPS de Valve a joué un rôle majeur dans la constitution de la scène esport du pays et de la région.

L'ESL One: Cologne 2016 est remporté par Luminosity Gaming, jeune équipe brésilienne qui deviendra une des plus importantes formation de Counter-Strike: Global Offensive. Crédit: ESL

L’ESL One: Cologne 2016 est remporté par Luminosity Gaming, jeune équipe brésilienne qui deviendra une des plus importantes formation de Counter-Strike: Global Offensive. Crédit: ESL

En Australie, les jeux de Blizzard percent lentement, le format compétitif n’aboutit pas. Le manque de serveur régional en est la principale cause. Pourtant, il existe un engouement pour le jeu, mais la culture australienne ne parvient pas à concrétiser l’esport comme une pratique compétitive.

L’émergence de ces régions s’est faite massivement avec l’investissement de Riot Games sur League of Legends. Très tôt, les régions obtiennent des serveurs propres et plus récemment, des pays comme le Japon obtiennent aussi le leur. L’éditeur joue le jeu et installe dans chaque région une compétition locale qui intègre au réseau mondial les différentes équipes. Cette intégration est le premier pas pour un véritablement développement des talents au sein de ces régions. La demande est existante et de plus en plus, on voit émerger ces équipes lors de rencontres internationales.

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L’exemple le plus parlant de ces dernières années reste probablement celui de Luminosity Gaming. L’équipe brésilienne de Counter-Strike : Global Offensive, a remporté l’ESL One: Cologne 2016. Rapidement elle devient l’équipe dominante de la compétition internationale et bouleverse le rapport entre les régions. L’équipe reprise par SK Gaming est aujourd’hui revenue à ses racines en reprenant le nom abandonné de Made In Brazil mentionné plus tôt.

Pourquoi parle-t-on encore de régions mineures ?

Aujourd’hui, l’esport fonctionne dans les régions majeures comme mineures. Le public recherché a été trouvé tandis que les structures cherchent à professionnaliser les joueurs. Pourtant, il existe toujours un fossé entre les régions mineures et majeures, bien que celui-ci ne soit plus aussi cohérent que par le passé.

Aujourd’hui, les joueurs des régions mineures performent sur leur scène locale et internationale. De plus, ils touchent un public, bien que minoritaire en dehors de leur région respective. Il va de soi que le marché est beaucoup plus restreint que celui des régions majeures, mais est-ce encore dû à un manque de développement ?

Dans toutes ces régions, on trouve une véritable volonté de faire évoluer la scène régionale. Le public est affamé de compétition et des équipes sont au niveau pour l’internationale. Toutes ces régions appellent les investisseurs et cherchent à rendre leur pratique tout aussi viable que les compétiteurs majeurs. Nous connaissons déjà la précarité du statut de joueur. Les difficultés que peut engendrer le statut dans nos régions est à considérer à l’échelle de différents états. Il n’existe aujourd’hui, pas assez d’investissements pour faire vivre un joueur performant dans les régions mineures.

Une différence marquante, le cashprize. Les régions majeures gagnent bien plus que les régions mineures, principalement pour des raisons d’audimat et de rentabilité. Cependant, cette logique est à la source d’un cercle vicieux, incitant ces scènes à rester toujours en retrait. En effet, plus la paye des joueurs est faible, plus ils sont enclins à ne pas être professionnels à plein temps. Le manque d’entraînement dû à une activité tierce mène à un niveau moindre, n’attirant pas de nouveaux spectateurs vers la scène.

La position actuelle des régions mineures ne permet pas leur développement à plein potentiel. Beaucoup militent pour des investissements plus conséquents afin d’atteindre un niveau de professionnalisation proche des régions majeures. Par les échanges, les joueurs ont beaucoup appris. C’est par les transferts de joueurs ou les investissements étrangers qu’a été transmis un véritable savoir-faire.

Liam "Arcaner" Simpson, joueur australien d'Heroes of the Storm a quitté Nomia pour rejoindre Method en Europe.

Liam « Arcaner » Simpson, joueur australien d’Heroes of the Storm a quitté Nomia pour rejoindre Method en Europe. Crédit: Blizzard

Deux studios bien connus essayent tant bien que mal de faire croître les investissements. Je parle bien entendu de Riot Games et de Blizzard qui proposent des compétitions régionales intégrées au circuit mondial. Cependant, dans les compétitions proposées par les deux éditeurs, il y a toujours une différence colossale d’organisation ou de cashprize pour les joueurs. Les HeroesGlobalChampionship (HGC) sur Heroes of the Storm permettent ainsi au 1er de la Copa America de repartir avec 2500 $ sur la période de suivi hebdomadaire et 5000 $ si l’équipe remporte les playoffs régionaux. Cinq joueurs, toute une organisation, reposant sur 7500 $ pour un effort de 6 mois, il ne faut pas longtemps pour comprendre pourquoi l’Amérique du Sud reste une région dite mineure.

Pourtant, on pourrait voir des investissements beaucoup plus importants. L’engouement autour de l’esport est considérable dans ces espaces et sa croissance, en chiffre relatif ressemble très fortement à la notre. Cependant, en chiffre absolu, les pays d’Amérique du Sud possèdent une population plus importante, jeune, qui ne cesse de se passionner pour la compétition. Finalement ces régions mineures sont très probablement en retard vis-à-vis des majeures, mais ce n’est pas une caractéristique de ses régions ! Il s’agit aujourd’hui d’une question de majorité déjà accessible, mais qui n’a pas été donnée par les aînés européen, nord américain ou coréen.

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Nous pouvons transformer notre façon de vivre l’esport

Pour vous, humble lecteur dans votre fauteuil ou sur votre smartphone dans les transports, que signifie toute cette histoire et comment réussir à tirer des conclusions qui changent notre rapport aux régions mineures ? Il s’agit ici d’un processus social qui existe en dehors de l’esport et que l’on connaît bien. L’histoire a beaucoup parlé de l’européocentrisme, cette approche qui tend à parler de tout et de rien en faisant toujours revenir l’ensemble au rapport avec l’Europe. Aujourd’hui l’Europe n’est plus aussi centrale grâce à notre vision mondialisée, mais nous avons échangé cela pour un rapport très occidentalisé, plus ouvert, mais toujours restrictif.

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L’Europe a trouvée un très bon relais dans l’Amérique et la Corée, deux Eldorado, l’un hérité du XXe siècle, le second très typique de notre XXIe siècle numérique. Cette triade n’a pourtant aucune légitimité à être supérieure aux autres régions si ce n’est par l’ancienneté de sa pratique. Pourtant, malgré tous les parallèles que nous établissons avec le sport traditionnel, nous n’avons pas tiré toutes les leçons possibles à ce sujet.

En effet, notre distinction entre les sportifs, notre structuration en région sont tirées du format d’organisation sportif. Cependant, nous avons levé des barrières qui n’existent plus dans le sport (bien que celles entre homme et femme soient encore beaucoup trop prononcées et méritent des évolutions). Le sport moderne ne fait pas de distinction entre les joueurs issus de pays de culture sportive et ceux de l’extérieur. De même, leurs performances ne représentent qu’un résultat, il ne s’agit pas d’une constante. Heureusement, un joueur peut d’une compétition à l’autre renverser la balance et gravir les échelons.

Dans l’esport, nous avons perdu de vue ce rapport à la compétition. La Corée est devenue le leader mondial, suivie par l’Europe et l’Amérique du Nord. Vaincre le géant coréen n’a pas la même valeur que la victoire sur le champion régional. De même, il s’agit d’un miracle, d’un exploit, si une équipe mineure parvient à conquérir ses aînés. Pourtant, il s’agit simplement de professionnels qui appliquent le travail développé des semaines durant par leur entraînement.

Il s’agit maintenant pour nous, spectateurs, supporters et amateurs, de ne plus juger ces équipes. La comparaison entre les régions est vaine et souvent trompeuse. Tant que nous observons des équipes performer, selon le résultat d’un autre, nous ne serons jamais capables de voir toute la grandeur et la beauté de leur pratique. Ne pas considérer l’esport par le prisme brésilien, australien,  africain ou japonais, nous fait oublier qu’il s’agit aussi de milliers de joueurs, tout aussi passionnés que nous le sommes. Il s’agit aussi de milliers de spectateurs, des supporters prêts à faire des milliers de kilomètres pour leur équipe. Des hommes et des femmes qui scandent le nom de leurs favoris pour les voir jouer, s’exprimer. Notre erreur est d’oublier cette réalité, de ne voir qu’un simple résultat avec peu d’importance.

La passion pour l'esport ne comprend pas de frontière entre les régions.

La passion pour l’esport ne comprend pas de frontière entre les régions. Crédit: Simon Zachary Chetrit

Nous ne devons pas réduire à néant le vécu de ces individus parce qu’ils ne nous apparaissent pas comme essentiels. Il s’agit de réussir à se mettre un instant à la place de l’autre. Il faut retirer nos lunettes d’Européens et d’Occidentaux, afin de mieux embrasser la passion qui anime nos camarades d’autres régions. Nous devons réussir à nous détacher d’une idée reçue, ou le beau jeu n’existe que chez les meilleurs joueurs. Même au plus haut niveau, la compétition peut être d’un ennui mortel. Je suis sûr que vous avez tous en tête un match qui a été trop long, d’une intensité misérable, d’un ennui mortel même, mais qui a été techniquement infaillible.

La scène locale mérite d’être plus exploitée, plus médiatisée parce qu’elle propose une intensité et une émotion que parfois nous perdons par volonté d’ériger des modèles pour le reste du monde. Il s’agit avant tout de retrouver ce qui est à l’origine de la pratique, l’émotion ressentie, plutôt que le résultat attendu. Il ne s’agissait pas d’attendre le résultat de Luminosity Gaming pour que l’on parle d’une grande équipe. Pourtant, ceux-ci ont dû réussir à dépasser notre perception de leur performance pour que l’on reconnaisse enfin en eux de véritables champions.

Il n’aura fallu qu’un seul Mid Season International au Brésil pour que du jour au lendemain, le pays soit capable de supporter une compétition d’envergure. Il ne faut qu’un pas pour que l’on prenne conscience que ces régions ne sont plus derrière nous, mais qu’elles marchent à nos côtés, ensemble.

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