Comme de nombreuses plateformes, Twitch se structure et se professionnalise. On peut se réjouir de l’amélioration de la qualité des contenus proposés par les créateur·trice·s. Cependant, on assiste aujourd’hui à un tarissement créatif des contenus.
Comme le reste de l’industrie du divertissement, Twitch dépend de réalités économiques. L’augmentation des coûts de production représente des investissements suffisants pour que l’on s’intéresse à chaque émission aux retombées économiques. Loin du streaming individuel sans budget, les plus importantes productions représentent parfois des dizaines d’emplois à pérenniser.
Dans ce contexte à l’équilibre fragile, les possibilités créatives sont étouffées par le besoin de réussir, menant progressivement à une uniformisation des contenus.
Qu’on le veuille ou non, la télé a fait son entrée sur Twitch, ou plutôt Twitch a pris des notes en reprenant ce qui marchait le mieux à la télévision.
Loin des records d’audience, il existe sur Twitch une multitude de chaînes dites automatiques. Celles-ci, parfois constituées par des communautés autogérées, organisent et créent leur propre contenu pour elles-mêmes. La figure du streamer n’est pas remplacée. Elle est simplement écartée pour proposer une approche du médium plus collective. Aux marges de Twitch, ces nouveaux usages interrogent sur un modèle établi. Ils apportent une pluralité de possibilités dans une pratique incarnée, plus linéaire et nous éclairent sur notre rapport au divertissement.
Interactivité et norme de création
Depuis des années, les utilisateurs de Twitch vantent les mérites de l’interactivité sur la plateforme. Celle-ci manque à la télévision et à d’autres médias à l’heure où les réseaux sociaux likent, commentent et partagent. Derrière cette idée de l’interactivité, on retrouve une certaine proximité entre les spectateurs et les créateur·trice·s de contenus. Je pense qu’il est nécessaire de prendre du recul sur cette notion et d’explorer les possibles du streaming.
La notion d’interactivité a évolué depuis le lancement de la plateforme. Twitch a toujours intégré un chat écrit permettant un échange actif entre les usagers. Le développement d’outils à destination des streamer·euse·s leur permet d’étoffer l’offre à destination des viewers en ajoutant des options. Ces ajouts viennent d’abord de Twitch, je pense ici aux points de chaîne, aux sondages et aux prédictions.
Ces options sont également produites par des développeurs indépendants. À l’aide de logiciels tiers, ils apportent d’autres possibilités comme des effets visuels à l’écran intégrés au setup de stream. Ces options sont utilisées par les viewers à l’aide de commandes écrites dans le chat. Cette abondance d’informations à l’écran, par les streamer·euse·s et la communauté, participe à créer du lien d’un bout à l’autre de la diffusion.
Aujourd’hui, ces éléments se sont banalisés. On imagine mal un chat Twitch à succès ne soignant pas l’offre d’inclusion des spectateur·trice·s. Néanmoins, ces éléments théoriques restent relatifs, car pour qu’il y ait de l’interactivité entre un public et un·e streamer·euse, il faut déjà qu’il y ait un public. Aujourd’hui, l’immense majorité des chaînes Twitch diffuse du contenu et peine à maintenir un chiffre constant de spectateurs·trices au-delà de deux chiffres, quand il ne s’agit pas d’un stream sans viewers. Dans cet univers des petites chaînes, les notions de communautés et d’interactivité restent un idéal avant d’être une réalité.
À l’autre extrême, on retrouve des créateurs·trices de contenu pouvant réunir des dizaines de milliers de viewers, parfois des centaines de milliers lors d’événements hors norme. Peut-on encore parler d’interactivité dans des conditions dépassant l’entendement, lorsque le chat Twitch n’est plus lisible ? Celui-ci relève alors d’une forme d’animation faite par les spectateurs·trices pour eux·elles même.
C’est très exactement ce point précis qui m’intéresse aujourd’hui.
Streams automatiques, le spectateur face à la machine
Il y a plusieurs manières d’animer un stream en l’absence de streamer·euse·s. J’aimerais ici vous parler d’une pratique qui émerge ponctuellement dans l’actualité : les streams automatiques. Sur les chaînes de streams automatiques, c’est un logiciel développé pour l’occasion qui assure l’animation. Comme sur un stream plus classique, les viewers interagissent dans le chat, soit directement avec le logiciel, soit à l’aide de commandes prévues à cet effet. Sans vouloir rentrer plus en avant dans le détail, je vous invite pour les plus curieux à lire l’excellent article d’Aurélien Defer pour Le Monde sur ce sujet, il apportera de nombreuses réponses à vos questions.
Ces pratiques peuvent devenir plus communautaires et permettent de voir apparaître ces streams automatiques auprès d’une plus grande audience. Twitch Plays Pokémon était en 2014 une grande première, permettant à de très nombreux spectateurs de découvrir une pratique novatrice. 8 ans plus tard, la formule fait encore son effet avec une édition lors du Zevent 2022 apportant quelques modifications dans le cadre de l’événement caritatif. Nous le verrons plus loin, il semble à mes yeux que Twitch Plays Pokémon soit à la limite du concept de streams automatiques pour ce que nous préférerons appeler dans quelques instant des streams autogérés.
Le logiciel peut prendre des formes différentes, parfois loin de l’idée que l’on se fait du software. Le streamer mutekimaru a développé une idée originale en permettant à des poissons de prendre le contrôle de sa Switch. Filmés en direct, les poissons en survolant une commande, activent cette dernière, permettant d’interagir avec la console et de jouer à Pokémon Violet. Ici pas de streamers, une fascination ou de la curiosité de la part des spectateurs et un incident. Le stream est notamment connu pour le leak des données bancaires du propriétaire suite au crash du jeu, les poissons se sont malencontreusement rendues sur le Nintendo eShop pour faire quelques emplettes.
Dans un autre genre, le développeur Vedal987 a créé Neuro Sama. L’IA influenceuse anime une chaîne Twitch et une chaîne Youtube. Sur sa chaîne, le logiciel échange avec le public et réalise des streams de jeu. Le contenu proposé est conforme à ce qu’on attend dans la majorité des chaînes de la plateforme. L’IA, plutôt complaisante avec les messages du chat est partiellement dirigée par les commentaires des spectateurs. Cet influence permet à l’IA d’être à l’équilibre entre une incarnation et un stream automatique.
Cependant, cela a également mené à son bannissement de la plateforme. L’IA, en sélectionnant des messages du chat avait finit par nier l’existence de l’holocauste et tenu des propos racistes et misogynes. Depuis, Vedal987 a renforcé le système de modération pour éviter à son influenceuse numérique de finir sur le banc des accusés de Twitch.
De ces exemples, je retiens une différence importante, entre des propositions de contenus où le logiciel est au cœur de la pratique d’animation, et d’autres où la communauté, en s’appuyant sur ce dernier, développe son propre contenu.
Les streams autogérés, la communauté par et pour elle-même
À l’origine de cette notion de streams autogérés, l’idée de l’effacement de la figure du·de la streamer·euse. On retrouve lors de certaines occasions des rapports plus horizontaux entre viewers et producteur·trice d’un contenu, les plaçant presque sur un pied égalité. D’une certaine manière, lors d’une Pixel War, la puissance du streamer est la même que celle d’un spectateur sur la toile, c’est d’abord en jouant un rôle fédérateur qu’il tire son épingle du jeu et se démarque. C’est également durant ce type d’événement que l’on retrouve le plus de liens entre les créateur·trice·s et leur communauté.
Dans les communautés autogérées, on se passe de streamer, les membres actifs échangeant directement par écrans interposés. A l’aide d’un logiciel, la communauté va créer son contenu en agrégeant des décisions individuelles ou en développant une organisation singulière. Très souvent, dans ces pratiques de streams autogérés, la communauté va utiliser un ensemble de commandes dans le chat. Celles-ci font évoluer la diffusion, par le biais de tirages au sort, comme c’est le cas avec Twitch Plays Pokémon. Chaque commande envoyée par un utilisateur a un effet direct sur le jeu, amenant à une cacophonie d’exécution souvent contradictoire avec le but recherché collectivement.
Dans un autre ordre d’idées, le vote est parfois privilégié. Il permet alors de développer des projets qui ne relèvent pas de l’animation et du divertissement, mais plutôt d’expériences collectives rendues possibles par le streaming. Dans ces cas de figure, un sondage automatique est proposé à intervalle régulier. Ils permettent aux spectateurs·trices de décider de la prochaine décision prise par l’ensemble de la chaîne. C’est un modèle moins spectaculaire, mais qui permet une meilleure organisation de la communauté. Une forme d’autogestion qui favorise la communication et l’organisation. Celle-ci est souvent rendue possible par des regroupements sur Discord, amenant à un groupe majoritaire qui remporte l’adhésion sur les indécis. Sur ce sujet et d’autres concernant l’organisation collective, je vous renvoie vers les travaux de Mehdi Moussaïd et sa chaîne Youtube Fouloscopie.
Ce concept a été développé sur la chaîne Stockstream dès mai 2017. Un projet assez fou lancé par un ingénieur d’Amazon amateur de trading. Il décide de lancer une chaîne Twitch et de mettre à disposition des utilisateurs 50 000 $ à investir en bourse. Au lancement de celle-ci, l’affluence de spectateurs regroupe de simples curieux. Puis, très rapidement, cette communauté s’est transformée en une organisation rompue à l’exercice, alors même qu’ils n’avaient au départ aucun point en commun en dehors de leur intérêt pour cette chaîne. Rapidement, des serveurs discord se sont développés, puis regroupés pour organiser les décisions et améliorer la préparation du groupe. Le projet est encore aujourd’hui suivi par un noyau dur d’amateurs, mais est désormais organisé autour de Dawk, l’ingénieur qui avait mis en place la chaîne.
Les streams automatiques et autogérés, des expériences marginales pour un contenu expérimental
Les streams autogérés et automatiques sont à l’image de beaucoup d’artistes. Pionniers, explorateurs de l’inconnu permettant au secteur de renouveler son approche du médium. Ils permettent de percevoir la futilité d’un streaming intensif et répétitif. Lancer chaque jour son stream pour plusieurs heures, sans aucun repos et pour un très faible retour sur investissement est un danger pour les créateur·trice·s de contenu en plus d’être contre productif. Aujourd’hui, les communautés sont très largement capables de s’auto-alimenter sans avoir besoin d’aliéner d’autres individus.
C’est néanmoins dans l’incarnation que l’on trouve les limites des streams autogérés. La figure de l’influenceur concentre les regards et apporte du lien entre les utilisateurs, aussi artificiel soit-il. Qu’il soit consenti ou ressenti, il émane souvent une figure au sein d’un groupe et même pour des streams autogérés, il est probable que l’on retrouve des personnalités fortes qui prennent le pas sur le reste du groupe.
Les streams automatiques eux répondent déjà partiellement à cette question de l’incarnation dans le cas de streams animés par une IA. Celle-ci est souvent accompagnée d’un avatar et reste très identifiable pour les viewers. La barrière s’affine et de plus en plus d’IA développent un contenu du même calibre que le reste des streameur·euse·s. L’utilisation des outils et particulièrement des IA, ainsi que l’autonomisation de la communauté ouvre une multitude de possibilités pour les créateur·trice·s d’aujourd’hui. Les pratiques de streaming purement automatiques ou autogérés resteront des œuvres marginales, cela ne fait aucun doute. En revanche, elles sont à la pointe de ce que sera le streaming de demain, une expérience interactive ou les spectateur·trice·s seront acteur·trice·s au même titre que les streamer·euse·s, proposant enfin autre chose que du backseat.