Lorsque la Chine dicte ses codes
“Tout est politique”, ce vieil adage pourrait expliquer les récentes tensions entre certaines marques occidentales et le marché chinois. Ces relations ne se font plus sur un pied d’égalité, la Chine est désormais la première puissance économique et démographique au monde. Elle utilise ces éléments pour étendre son aura et son influence. Des marques telles que la NBA ou Apple en ont fait les frais récemment, principalement à cause de la crise de Hong Kong. Cependant, de façon assez unique, un acteur de l’industrie de l’Esport et du jeu vidéo s’est retrouvé aussi lié à cette controverse : Blizzard. Cette situation assez singulière offre un prisme d’analyse assez intéressant une fois dépassée l’opposition de valeurs criante entre un modèle essentiellement libéral et un autre, plus autoritaire.
Retours sur les faits : Blizzard engage un bras de fer
Le 7 octobre dernier, Blizzard a annoncé que le joueur professionnel évoluant sur le jeu Hearthstone, Blitzchung, écopait d’une interdiction d’exercer en compétition d’un an sur le circuit Grand Masters et se voyait retirer l’ensemble des gains qu’il avait gagné à l’occasion d’une compétition internationale qui se déroulait à Taipei. La raison ? Vétu d’un masque à gaz, il aurait dit en mandarin pendant une interview post-match “Liberate Hong Kong, revolution of our times”, le slogan de ralliement des activistes s’opposant à l’interventionnisme chinois au sein de l’ancienne colonie de l’Empire Britannique.
Cette première sanction fut justifiée par un non-respect des règles de participation aux compétitions de Blizzard, un élément quelque peu douteux lorsque l’on regarde de plus près lesdites règles. Les réactions à la suite de cet événement ne se sont pas faites attendre et ont été pour le moins virulentes, venant de différentes sphères de la société civile. Les réactions les plus rapides et acerbes sont venues de la communauté des gamers, consommateurs directs des produits de Blizzard. Entre les appels au boycott sur les réseaux sociaux, les posts sur le Reddit de Blizzard et de ses différents jeux ainsi ainsi que le spam d’envoi de requêtes pour avoir accès aux informations personnelles soumises à la réglementation européenne du RGPD, la réponse groupée des consommateurs lambda de Blizzard fut massive et unanime. L’éditeur a même dû faire face à vague de suppression de comptes utilisateur, l’hémorragie ayant été stoppée par un arrêt « inopiné » des serveurs « débordés » en charge de traiter ce type de requête.
Certaines des actions entreprises par cette communauté ont même dépassé les frontières du monde numérique : Mei, un personnage d’Overwatch d’origine chinoise, customisé par certains internautes aux couleurs des manifestants de Hong Kong, s’est retrouvé sur des affiches placardées dans cette même ville. De nombreuses personnalités de la scène Esport et du jeu vidéo se sont aussi exprimées pour montrer leur désaccord. Un célèbre casteur de la scène Hearthstone, Brian Kibler a par exemple annoncé qu’il ne participerait pas cette année à la Blizzcon car il ne pouvait supporter les décisions récentes de Blizzard. Cette hostilité vis-à-vis des décisions de l’éditeur a donc touché certains de ses partenaires les plus historiques, notamment Mark Kern un développeur qui a travaillé pour l’éditeur de 1997 à 2005 ainsi que sur le projet World of Warcraft Vanilla.
Le gouvernement américain s’en mêle
Les protestations vis-à-vis des sanctions prises par Blizzard ne se sont pas arrêtées à l’industrie du jeu vidéo ; le monde de la politique s’est aussi approprié le sujet. Deux sénateurs américains ont premièrement pris la parole publiquement à ce sujet : le sénateur Marco Rubio (Républicain) et le sénateur Ron Wyden (Démocrate). Cependant, cette démarche est allée plus loin dans un second temps : trois représentants du congrès américain se sont joints aux deux premiers (Alexandria Ocasio-Cortez, Mike Gallagher, Tom Malinowski) pour adresser une lettre à Bobby Kotick le CEO actuel de Blizzard Activision pour expliquer qu’ils voyaient d’un très mauvais œil le fait qu’une entreprise américaine bafoue le principe de liberté d’expression, a fortiori face aux pressions exercées par la Chine sur le business de l’entreprise américaine.
En réaction à ces réponses virulentes, il faudra attendre le 12 octobre pour obtenir un communiqué officiel de l’éditeur qui réduit finalement la peine initiale infligée au joueur professionnel tout en réaffirmant avec véhémence le fait que les relations entre Blizzard et la Chine n’ont pas influencé leurs décisions. Malgré la position défendue, cet élément vient contredire directement un communiqué produit par… Blizzard Chine ; publié sur le réseau social chinoise Weibo. Ce message officiel affirmait que l’entreprise défendrait à tout prix la fierté et la dignité de la Chine. Cette différence importante entre les différents éléments de communication s’explique assez simplement de par le fait que Blizzard officie sur le territoire chinois à travers une co-jointure avec NetEase, une entreprise chinoise qui distribue de nombreux jeux occidentaux sur le marché de l’Empire du Milieu, y compris donc les jeux Blizzard.
Cet incident assez récent pourrait illustrer dans sa globalité une problématique bien plus préoccupante et globale : Comment la Chine en est venu à occuper une place si importante au sein de l’industrie du jeu vidéo et pourquoi ce type de cas risque de se reproduire à l’avenir ?
Marché mondial du jeu vidéo : La Chine défend sa part du lion
Le marché des jeux PC en Chine représentait en 2018 plus de la moitié des revenus mondiaux du secteur, à savoir 15,21 milliards de dollars ; d’ici 2023 le nombre de joueurs actifs devrait atteindre 354 millions soit plus que la population totale des Etats-Unis. Le principal moteur de ce marché reste l’Esport (41.4% des revenus totaux du marché des jeux PC). Les jeux vidéo développés sur mobile représentent un marché encore plus important que ceux portés sur ordinateur. On comptait début 2019 pas moins de 600 millions de joueurs et des projections évoquent pour l’année en cours un chiffre d’affaires de 52.5 milliards de dollars.
Ces chiffres, en plus de donner le tournis, montrent le potentiel énorme que représente cette partie du monde pour les éditeurs occidentaux de l’industrie du jeu vidéo. On peut même dire qu’à terme la Chine représentera un enjeu stratégique pour tout éditeur souhaitant faire d’un jeu PC ou mobile un succès mondial. Cependant, il n’est pas aisé de pénétrer ce marché et pour y parvenir de façon efficace le respect de certaines modalités est pour le moment indispensable. Ces dernières expliquent en grande partie pourquoi par exemple Blizzard s’est retrouvé dans une situation plus que complexe récemment. Une nouvelle réglementation assez lourde encadre la vente de jeux vidéo sur le marché chinois depuis décembre 2018. Le pouvoir central chinois, représenté par le parti communiste chinois, a missionné l’administration nationale de radio et de télévision de superviser le secteur du jeu vidéo. C’est l’organisme de propagande du régime et celui qui valide la diffusion des jeux vidéo sur le sol national. Pour ce faire, un comité d’éthique des jeux en ligne fut créé, il doit s’assurer que le contenu proposé est en accord avec les valeurs sociales du régime et qu’il s’adapte aux besoins et goûts des joueurs chinois.
Le processus de contrôle est généralement assez long ; cependant, si les éditeurs occidentaux s’associent avec des acteurs nationaux, il peut être accéléré. En s’associant avec ces derniers, le bénéfice est double car il est aussi possible pour les éditeurs occidentaux de bénéficier de leurs réseaux de revendeurs, de communication et de partenaires locaux. En plus de faciliter l’obtention d’un laisser passer administratif cela augmente grandement les chances de réussite d’un produit sur le marché chinois. Cependant, cette approche présente certaines contraintes, notamment dues au fait que les éditeurs occidentaux deviennent grandement dépendants de leurs nouveaux partenaires, ce degré de dépendance variant suivant le type de relation qui unit les deux parties.
Un passeport chinois sous conditions pour les éditeurs occidentaux
Pour Blizzard, la plupart de ces jeux sont diffusés sur le marché chinois par l’intermédiaire de NetEase, deuxième mastodonte du marché du jeu vidéo chinois derrière Tencent. Pour mener leur objectif à bien, un partenariat a été mis en place entre les deux acteurs ce qui veut dire qu’en plus d’être dépendant d’un acteur tiers, il semblerait que le créateur de World Of Warcraft ne parle plus d’une seule voix sur le marché chinois. Cela expliquerait entre autres la différence entre les communiqués partagés par le CEO de Blizzard Activision et celui de Blizzard Chine suite aux incidents provoqués par les déclarations du joueur Hearthstone Blitzchung. Cet élément reste toutefois assez inquiétant et soulève des questions quant à savoir à quel point Blizzard Activision a encore voix au chapitre de la gestion de ses activités sur le marché chinois et surtout à quel point ce qui se passe sur le marché chinois peut affecter de façon plus globale l’entreprise américaine.
Blizzard Activision n’est cependant pas le seul éditeur occidental à dépendre d’acteurs chinois pour s’implanter sur ce marché. Tencent distribue par exemple Fortnite ou encore une version modifiée de PUBG sur le marché chinois. NetEast bénéficie des droits de publications de jeux tels que Minecraft Mobile, EVE Online ou encore Total War. Les deux mastodontes chinois ont même infiltré certains éditeurs de jeux vidéo occidentaux en rentrant à leur capital. Tencent a investi chez Riot Games, Supercell, Epic Games, Ubisoft, Activision Blizzard et Bluehole et NetEase chez Quandtic Dream et et Bungie. La manne financière de ces deux mastodontes et leurs réseaux sur le marché chinois leur ont permis de nouer des liens forts avec les entreprises occidentales. Ces deux poids-lourds de la tech chinoise interviennent peu dans le processus créatif de ces dernières et laissent même certaines fois un certain degré d’expression sur des sujets d’actualités touchant la Chine comme ce fut le cas récemment lors d’un tournoi Magic: Wizard Of the Coast. Cependant, le contexte actuel et les relations qui unissent les différents acteurs de l’industrie du jeu vidéo sur le marché chinois laisse à penser que d’autres conflits d’intérêts tels que ceux qui ont secoué Blizzard Activision seront amenés à se reproduire pour des raisons assez évidentes.
NetEase et Tencent sont donc très proches de nombreux éditeurs occidentaux dépendants de leurs services pour mener à bien leurs activités en Chine. Mais cela dépasse désormais ce cadre étant donné que les deux géants de la tech chinoise sont maintenant installés au capital de nombreuses entreprises occidentales de l’industrie du jeu vidéo. Ce phénomène n’est pas sans importance tant NetEase et Tencent sont proches de Pékin et collaborent largement à l’établissement de son agenda politique.
Les géants de la tech chinoise acceptent en effet de coopérer avec les autorités. Tencent participe par exemple à la création d’une commision de surveillance d’internet en mai 2018 qui permet de renforcer le contrôle populaire exercé par le pouvoir en place. L’entreprise a aussi collaboré avec le parti communiste chinois pour développer un jeu patriotique à l’occasion des 70 ans d’anniversaire de la création de la République Populaire de Chine. Les exemples ne manquent donc pas. NetEase et Tencent ont tout intérêt à collaborer avec les autorités qui leur ont permis de se développer sur le sol national à l’abri de la concurrence étrangère. On peut même se demander si elles ont réellement le choix. S’il le faut, Pékin n’hésite pas à rappeler qui reste le maître du jeu, preuve en est avec le freeze du processus d’approbation de nouveaux jeux vidéo mis en place par le gouvernement chinois de mars 2018 à décembre 2018. Les conséquences ont été terribles pour Tencent qui a perdu 135 milliards de valorisation sur les marchés financiers. Les autorités laissent prospérer des acteurs tels que Tencent et NetEase tant que ces derniers respectent leurs règles du jeu et défendent les intérêts du régime politique.
Ces deux acteurs majeurs chinois s’inscrivent d’ailleurs dans une stratégie plus globale de Pékin qui ne se limite pas seulement à leurs actions sur le sol national. La République Démocratique de Chine de Xi Jinping a mis en place un projet qui vise à instaurer sa vision du “Rêve chinois” au reste du globe notamment en utilisant la puissance financière des acteurs nationaux pour imposer les valeurs et surtout les intérêts politiques de l’Empire du Milieu. Les investissements et les relations tissés entre Tencent et NetEase avec les acteurs occidentaux de l’industrie du jeu vidéo peuvent se lire sous un tout nouveau prisme plus politique et qui ne se limite plus à une simple lecture économique analysant les stratégies d’investissement de ces deux entreprises. On comprend pourquoi les acteurs occidentaux de l’industrie du jeu vidéo occidental risquent de plus en plus de faire face à des situations telles que celle rencontrée par Blizzard ou les intérêts chinois primeront sur tout autre considération. Les dirigeants des entreprises occidentales auront donc dans les prochaines années des choix importants à faire, car il est peu probable que le régime chinois soit déstabilisé par des mouvements de libéralisation, tels qu’on a pu le voir dans de nombreux régimes autoritaires, tant l’appareil de propagande semble assurer un soutien populaire qui s’approche du fanatisme. Se passer du marché chinois à l’heure actuelle peut sembler insensé, mais les éditeurs occidentaux doivent également réfléchir aux conséquences que de telles entreprises pourraient avoir sur leurs marchés domestiques et sur leur liberté d’action sur le moyen-long terme.
Pour conclure cet article, il apparaît important d’évoquer un des enjeux qui pourraient animer les relations entre les éditeurs occidentaux et les acteurs chinois à moyen et long terme. Cet enjeu sera assurément sécuritaire. À l’instar de ce qui a pu se passer avec Huawei sur le sol américain, des hauts fonctionnaires du département américain ont déclaré que des acteurs tels que AliBaba et… Tencent devaient être vus comme des instruments du pouvoir politique chinois étant donné que ces dernières ne peuvent tout simplement pas dire “non” à Pékin. Dans le même temps, le ministre chinois de la sécurité publique a annoncé le 1er décembre 2018 qu’il avait pour projet de mettre en place un nouveau programme de surveillance plus complet afin de pouvoir accéder à toute la data à disposition du pouvoir politique et par la suite de la traiter. Data qui au passage sert à alimenter et développer les nouvelles technologies intelligentes telles que l’IA. Les entreprises étrangères ne pourront désormais plus protéger leurs data sous prétexte qu’elles ne sont pas natives via des VPN ou des techniques de cryptage. Cela pose donc un énorme challenge sécuritaire et de propriété intellectuelle. Permettre à Pékin d’accéder aux data des millions de joueurs des éditeurs occidentaux en connaissant les dérives autoritaires de ce régime peut faire froid dans le dos, on se rapprocherait d’un début de scénario Orwellien.
Ainsi, bien que le marché chinois représente un intérêt stratégique pour les éditeurs occidentaux, les relations que ces derniers sont obligés de tisser avec des acteurs domestiques qui réalisent de plus en plus d’investissements stratégiques dans le cadre d’un marché régi par un pouvoir politique autoritaire avec des ambitions expansionnistes posent forcément de nombreuses questions en termes de droits humains mais aussi d’enjeux sécuritaires et stratégiques. Concernant ces problématiques, et pour illustrer concrètement cet élément, Blizzard Activision a par exemple perdu un premier partenaire suite à la controverse : Mitsubishi Motors Taiwan. Les volontés expansionnistes chinoises participent à tendrent les relations internationales avec ses voisins directs et indirects. Même si la Blizzcon s’est déroulée dans une atmosphère moins délétère qu’on aurait pu le présager, la Chine n’en a peut être pas fini de secouer Blizzard. Plus généralement, les éditeurs occidentaux restent tributaires de cet acteur majeur, bien décidé à étendre encore son influence, au risque d’alimenter de nouvelles polémiques.